Les milliers de demandes d’asile d’Irakiens non traitées, déposées entre 2006 et 2008 auprès des ambassades de Suisse en Syrie et en Egypte, sèment le malaise. Christoph Blocher justifie le fait que la Suisse se soit reposée sur le HCR. Mais l’organisation dit ne pas être au courant du moindre «accord» passé.
Le malaise est là. Et chacun essaie de se refiler la patate chaude. Simonetta Sommaruga ne s’est pas contentée mercredi de licencier le patron de l’Office fédéral des migrations (ODM), elle a aussi ordonné l’ouverture d’une enquête externe sur une étrange affaire: de 2006 à 2008, entre 7000 et 10 000 demandes d’asile d’Irakiens déposées auprès des ambassades de Suisse en Egypte et en Syrie n’auraient tout simplement pas été traitées. Christoph Blocher puis Eveline Widmer-Schlumpf étaient à l’époque à la tête du Département fédéral de justice et police (DFJP). Et Eduard Gnesa gérait l’ODM.
Qui savait quoi? Simonetta Sommaruga n’a appris l’existence de l’affaire qu’en mai, par une personne externe à l’administration fédérale. L’enquête menée par l’ancien juge fédéral Michel Féraud devra déterminer s’il y a eu violation du droit et qui en est responsable. Devant les médias mercredi, la ministre socialiste a précisé avoir informé ses deux prédécesseurs et Micheline Calmy-Rey, cheffe du Département fédéral des affaires étrangères, avant d’en parler en séance du Conseil fédéral. Elle a déclaré ne pas avoir l’impression qu’ils étaient au courant de l’affaire. Christoph Blocher, lui, a dit à plusieurs médias «ne pas vraiment se souvenir», mais en avoir «peut-être été informé oralement».
Il savait, confirment des sources bernoises. Et il n’était de loin pas le seul. Amnesty et l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés crient au scandale, affirmant que chaque requérant aurait dû être entendu. Mais la situation est plus complexe qu’elle n’y paraît. Un ancien haut fonctionnaire de l’ODM, qui a participé à la prise de décision à l’époque, explique au Temps: «La situation était extraordinaire. Face à cet afflux inhabituel, auprès de l’ambassade de Suisse en Syrie notamment, il était tout simplement impossible d’auditionner toutes les personnes sur place, comme cela se fait d’habitude. Les demandes écrites étaient d’ailleurs parfois vagues, photocopiées et anonymes. D’autres missions diplomatiques occidentales recevaient des demandes en masse. Aurions-nous dû demander au Conseil fédéral de dépêcher, en renfort, 300 fonctionnaires à l’ambassade? Cela n’aurait jamais été accepté!» Il ajoute: «Le HCR nous a proposé d’enregistrer ces demandeurs et de leur assurer la protection nécessaire. Nous avons donc décidé, avec l’ambassadeur Jacques de Watteville à Damas, de ne pas les traiter. La plupart n’avaient d’ailleurs probablement pas de motifs nécessaires pour être accueillis en Suisse. Cette décision s’est faite de manière concertée.»
En accord avec le HCR, vraiment? Contactée, Susin Park, cheffe du Bureau suisse du HCR, dit ne pas avoir eu connaissance de l’affaire avant la déclaration de Simonetta Sommaruga. «Normalement, cela ne fait pas partie de nos pratiques. Nous devons encore clarifier les choses», ajoute-t-elle, un brin mal à l’aise. Elle précise qu’il n’y avait pas de camps de réfugiés irakiens en Syrie. «Nous enregistrions ceux qui s’adressaient à nous et les soutenions financièrement pour qu’ils aient accès aux soins de base.» Mais les conditions sur place sont loin d’être idéales, raison pour laquelle le HCR cherche encore à placer 20 000 réfugiés irakiens de Syrie dans des pays occidentaux.
Selon le fonctionnaire précité, des personnes haut placées du DFAE étaient au courant de la décision de non-traitement. Face à un afflux aussi important de demandes, il est inimaginable que Jacques de Watteville n’en ait pas référé à ses supérieurs. Micheline Calmy-Rey en a-t-elle elle-même été informée? Impossible de le vérifier. Mais, s’empresse-t-on de dire au DFAE, si la Suisse permet le dépôt de demandes d’asile dans ses ambassades, c’est bien l’ODM qui est responsable des décisions. Une manière de dire que le DFAE n’a rien à se reprocher.
La Suisse a-t-elle eu raison, dans cette «situation exceptionnelle», de se reposer sur le HCR, qui devait déjà gérer un million d’Irakiens qui ont fui en Syrie? Alard du Bois-Reymond, à qui Simonetta Sommaruga a signifié son licenciement, a émis des doutes sur la légalité de ce qui s’est passé. Et a demandé en 2010 à son office de procéder à l’examen des demandes ignorées. Sans en informer sa cheffe. Une fois au courant, la ministre, agacée, a stoppé cet élan et ordonné une enquête. Eduard Gnesa dit, lui, vouloir «laisser travailler Michel Féraud», mais précise avoir agi à l’époque «au plus près de sa conscience». Au Tages-Anzeiger, Christoph Blocher a déclaré être d’avis que la Suisse devrait à nouveau procéder de cette manière dans un cas similaire. Simonetta Sommaruga a elle-même dit mercredi qu’un responsable régional du HCR avait signalé qu’il prendrait les requérants en charge. Et qu’aucun de ces Irakiens n’aurait du coup été mis en danger par le refus de l’ODM. Une déclaration qui pousse ses adversaires à s’interroger sur son besoin d’exhumer maintenant publiquement l’affaire. «Elle ne cherche qu’à faire diversion sur le fait qu’elle n’arrive pas à gérer la hausse des demandes d’asile», critique un UDC.
Ce qui est certain, c’est que la décision aurait mérité d’être expliquée publiquement, pour éviter la cacophonie actuelle. Le manque de transparence choque. Pour la petite histoire, c’est à cette même période, au printemps 2007, que le Conseil fédéral a refusé la demande du HCR d’accueillir un contingent de 500 réfugiés irakiens, malgré l’insistance de Micheline Calmy-Rey… La Suisse est aujourd’hui le seul pays à accepter le dépôt de demandes d’asile dans des ambassades, une exception qui pourrait bientôt être supprimée.
Valérie de Graffenried dans le Temps
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