Le cinéaste lausannois avait filmé les réfugiés du centre de Vallorbe dans «La Forteresse», Léopard d’or à Locarno en 2008. Son nouveau documentaire, présenté au festival, et les photographies de son chef-opérateur Denis Jutzeler dénoncent aujourd’hui le sort des requérants emprisonnés à Genève dans l’attente insoutenable d’un renvoi.
Au centre de détention administrative de Frambois, dans la banlieue genevoise, Ragib apprend que son renvoi au Kosovo est prévu pour le lendemain sur un vol de ligne. Cet ancien saisonnier, qui depuis vingt ans travaille, paie ses impôts et cotise aux assurances sociales en Suisse, où vivent aussi sa femme et ses trois enfants, est accompagné par la police à l’aéroport. Ayant refusé de monter dans l’avion, le voilà
reconduit au centre. La prochaine fois, il sera embarqué – menotté et ligoté – pour un «vol spécial».
C’est ainsi que débute le nouveau documentaire de Fernand Melgar, projeté cet après-midi en compétition au Festival de Locarno et sur les écrans romands dès le 21 septembre. D’emblée, on est frappé par l’absurdité de ce «faux départ», par cet inexorable drame en deux actes qu’auront à endurer la grande majorité des sans-papiers et des requérants d’asile déboutés incarcérés dans la perspective d’un retour imposé dans leur pays d’origine, contraints de partir – de gré ou de force.
Comme La Forteresse, tourné dans le centre pour réfugiés de Vallorbe et salué par un Léopard d’or en 2008 à Locarno, Vol spécial prend la forme d’un huis clos carcéral, d’une immersion (sans interviews ni commentaires) derrière les murs d’une drôle de prison, dont les détenus n’ont commis aucun crime. Les jours s’écoulent «tranquillement» à Frambois, où les détenus sont libres de sortir de leur cellule de 8 h à 21 h, où les relations entre eux et avec les gardiens sont empreintes de compréhension et de respect mutuels.
Rires et larmes
Evitant tout manichéisme, Fernand Melgar filme les uns et les autres avec la même attention, et décrit le quotidien du lieu avec un réel souci d’objectivité – qui ne signifie pas «neutralité»: son documentaire fait souvent sourire, mais il est aussi rythmé par le passage des avions, rappel glaçant d’un destin funeste. Et si le pire reste hors champ, puisque le cinéaste n’a pas obtenu le droit de filmer les embarquements forcés (lire l’interview parue dans notre édition du 23 juillet dernier), la menace diffuse d’un renvoi – qui peut se concrétiser à tout moment – est toujours présente à l’esprit. L’intrusion des images du téléjournal relatant la mort d’un Nigérian à l’aéroport de Zurich en mars 2010 n’en est que plus brutale et rend au drame sa dimension humaine.
Fernand Melgar ne cherche pas pour autant à tirer sur la corde sensible, il saisit les moments d’émotion quand ils surviennent sans en rajouter. Il a raison, car c’est moins le sort – évidemment révoltant – réservé aux sans-papiers que la posture ambiguë du personnel de Frambois qui éclaire le mieux les conséquences dramatiques des incessants durcissements des lois sur l’asile et les étrangers.
Nouant au fil des mois des rapports d’amitié avec ceux qu’ils devront un jour envoyer vers un avenir incertain, ces employés au profil plus social que policier sont dans une situation intenable, obligés d’appliquer une législation dont ils ne peuvent que constater le caractère profondément inique. Le malaise se résume parfois à un mot, lorsque l’un d’entre eux souligne qu’il préfère parler de «pensionnaires» plutôt que de «détenus», ou chaque fois que ces derniers sont invités à quitter la Suisse «en homme libre» (!) plutôt que dans les conditions humiliantes d’un vol spécial.
S’en aller dans la dignité, voilà en effet – à moins d’une improbable régularisation in extremis – le seul réconfort auquel peuvent prétendre ces «indésirables». Si dans La Forteresse l’espoir était encore permis, Vol spécial est ainsi dominé par un intolérable sentiment de fatalité, mais aussi d’injustice et d’indignation.
Mathieu Loewer dans le Courrier
«Je leur ai demandé de se confier librement à l’image»
En février 2010, Fernand Melgar me confie l’image du film documentaire Vol spécial. Avec l’équipe de tournage, je me suis immergé durant deux mois dans un univers carcéral singulier: Frambois. C’est un centre de détention administrative situé depuis 2004 dans la banlieue industrielle de Genève, à proximité de l’aéroport, à l’abri des regards et dans une relative indifférence. Parmi les vingt-huit pénitenciers cantonaux qui pratiquent, en plus du pénal, la détention administrative, Frambois est un cas à part. Les détenus sont tous des réfugiés demandeurs d’asile déboutés, en attente d’un retour forcé dans leur pays d’origine par «vol spécial».
Frambois est le premier établissement en Suisse entièrement dévolu aux mesures de contrainte. Se fondant sur le principe de non-cohabitation entre détenus pénaux et administratifs décrété par le Tribunal fédéral, les trois cantons concordataires (Vaud, Genève, Neuchâtel) ont essayé de créer un régime de détention plus souple, en favorisant une circulation à l’intérieur des murs.
Le lieu, pourtant, ne trompe pas. Ceint de grillages, de fils barbelés et truffé de caméras, il est sous haute surveillance. Cellules, portes fermées à clé, fenêtre barrées, lieux de fouille. Voilà à quoi ressemble l’univers de Frambois. A l’intérieur, dans les vingt-deux cellules individuelles et les espaces communs, les détenus, invisibles pour la société civile, attendent leur renvoi. Les personnes qui y sont incarcérées ont un statut étrange. Elles sont en prison, mais leur détention n’a aucun motif pénal. Elle est uniquement administrative. La loi fédérale sur les mesures de contrainte permet d’emprisonner une étrangère ou un étranger en situation irrégulière dès l’âge de 15 ans, pour une durée allant jusqu’à vingt-quatre mois, dans l’attente de son renvoi de Suisse. En vertu de cette loi, n’importe quel étranger sans statut légal, soit environ deux cent mille personnes, peut être incarcéré à tout moment sans avoir commis d’autre infraction. La détention administrative n’a jamais pour but de punir, mais uniquement de garantir un renvoi. Si elle a un statut de détention pénale, elle est par certains aspects plus dure.
Lors d’une condamnation pénale, chaque jour est un pas vers la liberté. Ce n’est pas le cas ici. Les détenus n’ont aucune perspective, ni remise de peine, ni libération conditionnelle. Dans bien des cas, l’incarcération a de graves conséquences: dépression, automutilation, grève de la faim, tentative de suicide. Ici, il n’y a pas de «libération». Les deux uniques possibilités de sortir sont, selon la curieuse terminologie en vigueur, soit l’expulsion par «vol spécial», soit la «mise au trottoir». Au moment de l’expulsion par vol spécial, le stress, la peur et le désespoir du détenu engendrent parfois des mesures violentes: bâillonnement, piqûre, immobilisation forcée. Des violences policières avec coups et blessures ont été constatées. Deux hommes sont déjà morts en Suisse.
Exceptionnellement, au terme de longs mois d’incarcération, certains détenus ne peuvent être expulsés, faute d’accord de réadmission avec leur pays d’origine. Ils sont «mis au trottoir», terme administratif pour désigner une sorte d’abandon. Avec comme unique consigne de quitter la Suisse dans les quarante-huit heures. Une fois dehors, ne sachant pas où aller, sans argent, bien peu partiront de Suisse. Sans statut légal, ils n’ont aucune chance de s’en sortir. Alors que certains tenteront de survivre tant bien que mal, d’autres tomberont inévitablement dans la délinquance. A chaque instant, ils peuvent à nouveau être arrêtés et, comble de l’absurde, remis en mesure de contrainte.
Au cours de ces deux mois passés à filmer le quotidien des détenus, j’ai noué des liens avec eux. Ils me confient leur peur du retour. Leur biographie est unique. Ils ont ici en Suisse des amis, une famille, des projets de vie. Mais ils appréhendent aussi tous ce moment sans date, sans aucun avertissement ni signe précurseur, où ils se verront signifier que le vol spécial est là, maintenant, tout de suite. Alors, sans se dire au revoir, ils disparaîtront. J’ai ressenti tout au long du tournage une profonde injustice, une honte à l’égard du traitement que ces hommes subissent dans un silence terrible et dans une indifférence générale. Une honte mais aussi la conscience d’une tâche: donner à voir ce lieu et ces visages, comprendre ce qu’implique un enfermement alors qu’aucun délit n’a été commis; et cela sans la possibilité pour la personne incarcérée de connaître la durée de sa détention.
En fin de tournage, je propose à ceux qui me l’autorisent de les photographier. Il m’était revenu en mémoire, pour avoir filmé dans les prisons de pays en conflit, au Caucase, en ex-Yougoslavie, au Rwanda, que les détenus nous remerciaient de leur accorder, en filmant, notre attention, de leur donner une identité et presque une garantie de vie: ils ont un corps, des visages, ils existent. Je voulais prendre le temps de leur dire au revoir et leur témoigner un regard personnel, silencieux, au-delà des mots. Garder une trace de leur peur, de leur colère, de leur dignité et de leur espoir, malgré tout. Sans artifice, dans l’éclairage naturel, je leur ai demandé de se confier librement à l’image. Une fois de retour chez eux, ils garderont en mémoire leur incarcération, la honte qu’elle représente. Ils se souviendront de leur séjour en détention comme une injustice ineffaçable.
Ces visages nous fixent, non pas pour nous juger, mais pour exprimer ce qui se vit silencieusement, dans les vingt-huit prisons administratives en Suisse.
Denis Jutzeler, chef-opérateur sur Vol Spécial, dans le Courrier
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