Alors que la Suisse veut durcir les conditions d'asile pour les déserteurs érythréens, un jeune réfugié témoigne sur ses années passées sous les drapeaux de l'un des pires régimes de la planète. Un article de Simon Petite dans le Courrier.
«J'ai eu beaucoup de chance», dit le jeune Erythréen, très reconnaissant envers la Suisse qui lui a accordé l'asile à la fin de l'année 2006. A partir de cette même année, les demandes d'asile en provenance d'Erythrée, l'un des pays les plus répressifs de la planète, se sont multipliées. A écouter ce réfugié, on comprend mieux pourquoi. Six ans après son arrivée en Suisse, il a souhaité témoigner au nom de toutes celles et tous ceux restés au pays, mais aussi pour se reconstruire. Mais Frank, appelons-le ainsi, a voulu conserver l'anonymat, par peur de représailles contre sa famille. Son histoire familiale se confond avec celle de l'Erythrée, pays de cinq millions d'habitants qui a gagné son indépendance en 1993, après une longue guerre contre l'Ethiopie. La rivalité n'a pas cessé, puisque les deux voisins se sont à nouveau affrontés entre 1998 et 2000.
La famille de Frank a le tort d'être mixte, père érythréen et mère éthiopienne. Quand la guerre éclate, la famille, qui vivait côté éthiopien, est coupée en deux. Lui, son père et sa petite soeur sont expulsés vers l'Erythrée. «A l'école, on me traitait de bâtard en raison des origines de ma mère. J'ai changé plusieurs fois d'établissement mais sans résultat. J'ai alors décidé de travailler dans l'entreprise de mon père», raconte Frank.
A l'école de l'armée
Nous sommes en 2002 et Frank a 15 ans. Malgré la fin du conflit avec l'Ethiopie, l'Erythrée est plongée dans un climat de paranoïa dirigée contre «les ennemis intérieurs». L'ouverture politique qui avait marqué la période après l'indépendance est révolue. Les élections ont été repoussées, les opposants et les journalistes emprisonnés.
En 2002, le gouvernement décide que tous les Erythréens et les Erythréennes sont mobilisables pour une durée indéterminée, alors que le service militaire était auparavant limité à dix-huit mois. C'est dans ce contexte que la police arrête Frank. «Je n'avais pas de carte d'étudiant. Pour eux, j'avais forcément fui l'armée.»
Frank est donc envoyé dans le camp d'entraînement de Sawa, perdu dans l'ouest de l'Erythrée. «Nous étions environ vingt mille personnes. Les plus jeunes avaient 12 ou 13 ans, les plus vieux 50 ans. Eux non plus n'avaient pas le choix.»
L'ancien enfant soldat décrit les vexations, les mauvais traitements comme le «supplice de l'hélicoptère», suspendu, pieds et mains liés dans le dos. Les déserteurs enfermés dans des containers enterrés dans le sol et «qu'on ne revoyait jamais». Il se souvient aussi de ces deux prisonniers, un sac sur la tête, qui ont pris place à l'arrière de son véhicule. «Nous avons roulé quarante-cinq minutes. On m'a dit de m'arrêter. Ils sont sortis, puis j'ai entendu des coups de feu. Je n'ai rien demandé, car il n'y avait rien à demander.»
Pire pour les filles
Signe de la militarisation du pays, les élèves effectuent leur dernière année d'école dans le camp de Sawa. Il ne s'agit pas seulement de combler les pertes de la guerre avec l'Ethiopie. Les soldats servent aussi de main-d'oeuvre corvéable à merci pour construire des routes, des ponts, rénover les maisons des généraux ou travailler dans des entreprises liées à l'armée. «Un service militaire à vie», comme le décrivait Human Rights Watch dans un rapport édifiant rendu public l'an dernier.
«C'est encore pire pour les filles, explique Frank. Elles travaillent prétendument comme secrétaires ou infirmières mais en réalité elles servent de prostituées pour les gradés. Quand elles tombent enceinte, elles sont complètement marginalisées.»
La guerre continue
Frank, lui, a été envoyé dans une unité de démineurs sur la frontière éthiopienne. «Les combats étaient officiellement terminés, mais nous continuions à poser des mines côté éthiopien et à en enlever côté érythréen. Nous étions censés établir des cartes mais en théorie seulement. Résultat: ce sont les paysans qui sautaient sur les mines», témoigne-t-il. Les accrochages entre les deux armées sont quotidiens et parfois meurtriers.
Un jour, son unité est décimée par un avion de chasse éthiopien. «Je me souviens encore des corps calcinés, rabougris comme des bébés», dit-il. Avec l'aide de son père, il se résout à fuir l'Erythrée. Il traverse la frontière soudanaise avec un passeur. «Nous avons marché deux jours. L'armée érythréenne tire à vue et s'ils t'attrapent, tu finis dans un container.»
Mais Frank a de la chance. Après plusieurs mois au Soudan, il part pour la France, puis arrive au centre d'enregistrement pour requérants de Vallorbe. Il tente aujourd'hui de se construire un avenir en Suisse mais il n'oublie jamais le sort des soldats perdus, là-bas en Erythrée.
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