Les causes du drame restent floues. La principale relève-t-elle de la psychiatrie ou de la haine de la différence culturelle?
Est-ce la faute à la psychiatrie (lire ci-dessous) ou au multiculturalisme? Anders Behring Breivik est-il en d’autres termes un monstre qui a agi de façon isolée ou a-t-il été influencé par un contexte sociétal donné? Ou est-ce un peu des deux? Le double attentat perpétré vendredi par ce Norvégien de 32 ans interroge sur les causes réelles de la tragédie qui a coûté la vie à 76 personnes.
Dans une vidéo diffusée sur Internet peu avant de passer à l’acte, Anders Behring Breivik parle du «viol culturel et marxiste de l’Europe» entre 1968 et 2011. Il y dénonce le multiculturalisme comme une «idéologie haineuse anti-européenne destinée à déconstruire» la culture, les traditions, les identités et la chrétienté européennes voire même les Etats-nations européens. A ses yeux, il est impossible aujourd’hui de stopper l’alliance multiculturelle (ndlr: élites, médias, politiques) de façon démocratique. Il appelle à l’avènement de la révolution conservatrice qui permettra de «bannir une nouvelle fois l’islam d’Europe».
Professeur à l’Université de Genève et spécialiste du multiculturalisme, Matteo Gianni constate que le discours très critique sur le multiculturalisme n’est pas propre au terroriste présumé d’Oslo. Cela fait plus de quinze ans que l’extrême droite radicale véhicule cette rhétorique de la menace, de l’invasion, voire du racisme anti-Blancs. «Samuel Huntington (ndlr: Le choc des civilisations) avait déjà thématisé le sujet. Aujourd’hui, le discours anti-musulmans est la locomotive de cette rhétorique. On l’a vu en Suisse avec le vote sur les minarets. Les partis populistes en ont fait leur fonds de commerce et les partis traditionnels de centre droit doivent jouer sur la même corde, même si sur le fond, ils contestent ces thèses.» Spécialiste de l’extrême droite à l’Institut de relations internationales et stratégiques, Jean-Yves Camus souligne que l’obsession de Breivik, c’est l’Eurabia, cette idée née dans la tête des néo-conservateurs selon laquelle l’Europe serait devenue un vassal de l’islam.
Ces derniers mois, des figures politiques de premier plan s’en sont aussi prises au multiculturalisme. Pour la chancelière allemande Angela Merkel, le «Multikulti» a été un échec total. Son compatriote Thilo Sarrazin, social-démocrate qui fut membre du directoire de la Bundesbank, enfonça le clou avec son livre L’Allemagne va à sa perte. Le président français Nicolas Sarkozy et le premier ministre britannique David Cameron sont intervenus dans le même sens récemment. En mars 2007, le philosophe français Alain Finkielkraut s’était même fendu de ce commentaire dans le quotidien Haaretz: «Les juifs de France n’ont d’avenir que si la France reste une nation; il n’y a pas d’avenir possible pour les juifs dans une société multiculturelle, parce que le pouvoir des groupes antijuifs risque d’être plus important.»
Sur quoi reposent ces critiques? Matteo Gianni estime qu’il y a une grande confusion dans les termes utilisés. D’un point de vue sociologique, parler de multiculturalisme, c’est décrire l’état social d’une société. C’est la conséquence sociologique inévitable de tout système démocratique par définition ouvert. Voici trois décennies, la Norvège était encore un Etat relativement homogène. La mondialisation a transformé le pays, le nombre d’immigrants ayant doublé depuis le milieu des années 1990. Aujourd’hui, il abrite 500 000 immigrés, qui représentent 10% de la population.
D’un point de vue politique, le multiculturalisme traduit les mesures qui sont mises en place pour permettre à la société multiculturelle de vive en relative harmonie. Sociologiquement, la France est multiculturelle, politiquement elle ne l’est pas au contraire du Canada ou, dans une moindre mesure des Pays-Bas. Angela Merkel parle d’échec, mais «techniquement», l’Allemagne n’a jamais appliqué politiquement le multiculturalisme, privilégiant une politique d’assimilation et de naturalisation restrictive et n’ayant accordé que récemment le droit à la double nationalité. Jean-Yves Camus explique: «On a peut-être été trop loin dans la politique d’intégration des cultures d’origine et pas assez insisté sur l’adaptation à la culture d’accueil.»
«Le discours d’Anders Behring Breivik paraît cohérent, mais il est totalement déstructuré, poursuit Matteo Gianni. Il voit dans le multiculturalisme un danger pour la démocratie et l’identité culturelle de l’Europe. Or le fait de donner des droits à des étrangers n’est pas un acte de charité, c’est la simple application des principes fondamentaux de nos systèmes démocratiques. Nier le multiculturalisme équivaut dès lors à nier la démocratie. Cela ne veut pas dire qu’on ne doit pas débattre de jusqu’où doit aller l’ouverture à la différence.» Jean-Yves Camus réfute un lien causal entre le débat actuel sur le multiculturalisme et l’acte terroriste de Breivik: «Ce dernier s’est radicalisé avant, dès les années 2000. Et les partis populistes scandinaves, dont le Parti [norvégien] du progrès ont émergé dans les années 1970.»
Le multiculturalisme serait-il dès lors le cheval de Troie de l’islamisme? Directeur de recherche au CNRS, Pierre-André Taguieff est l’auteur de la formule. Mais il l’explicite: «Le projet de se servir du multiculturalisme comme un cheval de Troie est bien présent dans certains milieux islamistes considérant qu’en Europe, le djihad serait voué à l’échec et qu’il faut en conséquence suivre une stratégie culturelle (au sens gramscien) pour modifier le système des représentations et des croyances des Européens, avant de passer à la phase politique de la prise du pouvoir.» Pierre-André Taguieff voit néanmoins dans la critique du multiculturalisme «l’expression d’un désarroi face à la globalisation perçue comme un processus aveugle et destructeur, quelque chose comme une machine à broyer les peuples». De fait, on tend à conférer une «étiquette culturalisante» à tout, s’étonne Matteo Gianni. Si le chômage et la criminalité augmentent, c’est la faute au multiculturalisme. «Un système politique qui ne s’ouvrirait pas à la différence ne serait pas démocratique», rappelle pourtant le professeur. «Il ne faut d’ailleurs pas faire l’erreur de croire que tous les problèmes liés à l’immigration sont d’ordre culturel. Certains relèvent par exemple du niveau d’éducation», analyse le professeur.
Dans son manifeste de 1500 pages, Anders Behring Breivik associe le multiculturalisme aux marxistes «culturels». Serait-ce dès lors un concept de gauche qui aurait justifié que l’auteur de la tuerie d’Oslo et d’Utoeya, décrit comme un conservateur chrétien, s’en prenne aux jeunesses travaillistes norvégiennes? Pierre-André Taguieff s’en défend: «Le multiculturalisme peut être conçu et défendu aussi bien par des gauchistes radicaux que par des libéraux de droite, voyant dans la diversité culturelle un atout ou un moyen d’approfondir le système démocratique.»
Stéphane Bussard dans le Temps
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