En condamnant la France au sujet des renvois des Roms, la vice-présidente de la commission européenne Viviane Reding s'est attiré les foudres des médias et de la classe politique hexagonaux. Décryptage du déni de responsabilité d'un Etat soucieux de redorer son image.
Quand on lit la presse française à propos de la condamnation par la commission européenne de la politique française d'expulsion des Roms, il apparaît qu'en France, à quelques exceptions près (Duflot, Montebourg), journalistes et personnalités politiques, quel que soit leur bord, mettent l'accent non sur le fond, mais sur la forme des propos de la commission européenne par la bouche de Viviane Reding. Le fond, c'est l'interdiction de toute discrimination ethnique, la forme, c'est la phrase de Reding: «les expulsions, les déportations de masse, ça suffit» et «des personnes sont renvoyées d'un Etat membre uniquement parce qu'elles appartiennent à une certaine minorité ethnique. Je pensais que l'Europe ne serait plus le témoin de ce genre de situation après la seconde guerre mondiale.» Dès lors journalistes, hommes politiques et bloggeurs qui trouvent cette forme «excessive» se sont mis à l'interpréter, à y voir des références précises. Ils n'y voient pas tous les mêmes. Certains y voient une référence au traitement des Juifs par l'Allemagne nazie, d'autres encore au traitement des Tsiganes – c'est ainsi qu'on appelait ceux qu'on appelle aujourd'hui les Roms – par l'Allemagne nazie1.
Comparer le traitement des Roms à celui des Juifs est considéré par beaucoup comme «scandaleux»2, «obscène», voire «sacrilège» par un internaute qui accuse même Viviane Reding de «révisionnisme» (?). La réalité est que les Roms ont bel et bien été exterminés dans l'Allemagne nazie – le nombre de victimes roms est incertain, entre 500 000 et 1 500 000. Et pour ce faire, ils ont bien été déportés dans les camps de la mort.
En somme, pour la presse et le personnel politique, ou bien «l'erreur» de Reding porte sur la population concernée: seuls les Juifs et non les Roms auraient été victimes de la politique à laquelle elle fait allusion, ou bien elle porte sur le pays concerné: seule l'Allemagne et non la France en porte la responsabilité.
N'est-il pas frappant que, dans tous les cas, la France soit exonérée? Cohn-Bendit par exemple, déclare: «Aussi dure soit aujourd'hui une expulsion vers la Roumanie ou la Bulgarie, cela n'a rien à voir avec les camps d'extermination. C'est aberrant de comparer avec l'Allemagne nazie.» Que veut-il dire? Qu'une expulsion n'est une déportation que si on va vers un camp d'extermination? Une déportation est un transfert arbitraire, ce qui caractérise bien les «expulsions» de Roms; ou que seule l'Allemagne est responsable des exterminations nazies?
Dans la réalité que Cohn-Bendit feint d'ignorer, non seulement les Juifs, mais les Roms ont été persécutés et leur élimination physique aidée par la France pendant la seconde guerre mondiale: «Ils furent, avec les Juifs, les communistes et les réfugiés étrangers, les premières victimes du nazisme et de l'Etat français. Certains représentants départementaux de l'Etat français voulurent immédiatement chasser les Roms du territoire dont ils avaient la charge... Avant même une demande quelconque des autorités allemandes, le gouvernement de Pétain organisa un internement massif des titulaires du carnet anthropométrique [...] les Roms furent regroupés dans des camps «nationaux». Les plus connus à ce jour sont les camps de Montreuil en Bellay en Mayenne, de Salliers en Provence et de Jargeau dans le Loiret [...] si tous ne partirent pas vers les camps de la mort, nombreux furent ceux qui périrent de faim ou de maladie dans les camps d'internement [...] même si la France n'a pas organisé le départ de trains entiers de Roms vers les chambres à gaz, des déportations de Roms ont eu lieu. Les Roms étrangers trouvés sur le territoire français ont été emmenés vers les camps de la mort et des Roms français ont parfois complété les wagons»3.
Le Figaro, quant à lui écrit, que Viviane Reding a été «attaquée par Paris après avoir comparé implicitement le renvoi des Roms à la Shoah»4. Mais peut-on décider à quoi Viviane Reding, qui n'a fait aucune comparaison, comparait l'expulsion des Roms? Et tant qu'à lui prêter des comparaisons «implicites», pourquoi exclure d'entrée de jeu la plus vraisemblable: la comparaison entre la politique de l'Etat français pendant la seconde guerre mondiale à l'égard des Roms et celle d'aujourd'hui?
Le Monde, relatant, d'après les souvenirs de plusieurs témoins, les propos tenus au déjeuner de Bruxelles, indique une piste possible de cette «méprise»: Sarkozy lui-même aurait énoncé l'idée selon laquelle «en France, derrière les mots «seconde guerre mondiale», tout le monde entend ce qui est arrivé aux juifs»5.
La presse et les autres hommes politiques l'auraient suivi. Mais pourquoi? Reding n'a jamais prononcé les mots de «Juifs» ou de «Shoah». Qu'est-ce qui pousse des politiques censés être dans l'opposition, comme Mélenchon ou Cohn-Bendit, à s'aligner sur le gouvernement, à modifier les propos de Reding, puis à juger ces propos inventés «inacceptables»?
Sinon le souci de noyer l'histoire des Roms et de leur traitement pendant la seconde guerre mondiale? A leur sujet, jamais les mots exacts d'«extermination» et de «génocide» ne sont employés. Et pourtant, c'est à cela que l'évocation de la seconde guerre mondiale à propos des Roms renvoie. Le public, il est vrai, est peu au courant de ce génocide – le Samuradipen en langue rom: ne serait-ce pas justement l'occasion de l'informer? Jamais non plus la complicité des autres nations européennes collaboratrices de l'Axe, dont la France, n'est évoquée: car ce sont bien leurs gouvernements qui ont livré les Juifs et les «Tsiganes» (le mot, considéré par les Roms comme péjoratif, n'est plus employé. Les autorités françaises parlent, en ce qui concerne les Roms français, de «gens du voyage»).
De quelle motivation procède la minimisation des atrocités et l'oubli du rôle de la France dans l'extermination, qu'il s'agisse de celle des Juifs ou de celle des Roms? Sinon d'un déni de responsabilité? Sinon d'un souci nationaliste de cacher les exactions de la France pour en présenter une image sans tâche, glorieuse de bout en bout? Ce soupçon est confirmé quand on constate que les journaux comme les politiques français s'inquiètent surtout de «la détérioration de l'image de la France». Et pour eux, comme pour Sarkozy, ce n'est pas la politique du gouvernement qui dégrade cette image, mais sa condamnation par Reding. Dans cette réaction chauvine, il y a aussi de la misogynie. Le Figaro appelle la vice-présidente «la petite dame en rouge « (appelle-t-il Sarkozy le «petit monsieur en bleu»?), et emboîte ainsi le pas à Sarkozy. Car celui-ci, lors de son engueulade homérique avec Barroso (décrite de façon révélatrice comme «mâle et virile» par le Luxembourgeois Juncker) a été incapable de prononcer le nom de Viviane Reding; il ne l'a jamais désignée que par le terme méprisant «cette femme-là». Avoir été montrés du doigt par une femme, qui n'a pas hésité à user de l'autorité de sa fonction pour dire: «Ça suffit», voilà ce que Sarkozy et ses seconds n'ont pas supporté. Pierre Lellouche, décrit par la presse anglaise comme le «rottweiler» du gouvernement français, a donné le ton en disant, avant le sommet de Bruxelles, qu'«on ne parle pas sur ce ton à un grand pays comme la France». Et cette «humiliation» (Jean Daniel), qui exprime là le sentiment de beaucoup d'hommes, vaut de la sympathie à la cuadrilla gouvernementale: Sarkozy, Fillon, Hortefeux, Besson.
On pourrait désespérer de la France raciste autant que machiste, s'il n'existait pas des associations et des individus à l'intérieur même de ce pays, qui ont dénoncé les agissements du gouvernement français – le Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti) et la Ligue des droits de l'Homme, parmi d'autres. Beaucoup en revanche se sont tus, dont on attendait quelque critique, ou essaient de récupérer la protestation, comme le ridicule «Touche pas à ma nation».
Mais l'affaire n'est pas finie; le racisme d'Etat, qui ne s'applique pas qu'aux Roms, édicte cependant pour ces Français-là – pour tous les «gens du voyage» – des règles spéciales: ils sont tenus de posséder et de présenter un «carnet de circulation», qui porte encore les «mentions anthropométriques» de ses possesseurs. La suppression de ces mentions, votée en 2001, n'est toujours pas appliquée, et les mesures du crâne des gens du voyage figurent toujours sur leur «carnet» – enfin, sur celui du chef de famille, les femmes et enfants étant sans doute vus par l'Etat français comme ses appendices. Ne serait-il pas temps d'exiger pour commencer, que Rom ou pas, voyageur ou non, en bicyclette ou à pied, tout le monde soit traité par le droit censé, comme son nom l'indique, être commun?
Christine Delphy et Sylvie Tissot dans le Courrier
Note : Directrice de recherche émérite au Centre national de recherche scientifique (France), Christine Delphy est corédactrice, avec Patricia Roux (Pr en Etudes Genre, université de Lausanne), de la revue Nouvelles Questions féministes. Sylvie Tissot est maîtresse de conférences en sciences sociales à l'université Marc-Bloch de Strasbourg.
1 La chaîne TV France 24, 16 septembre 2010.
2 Jean Daniel, le Nouvel Observateur, 22 septembre 2010.
3 Morgan Jaro, Les Rroms, une nation en devenir?, Paris, Syllepse, 2009, pp. 123-124.
4 Le Figaro du 16 septembre 2010.
5 Le Monde du 21 septembre 2010.
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