Ils ont quitté le Vietnam avec leurs parents, après la victoire des communistes, en 1975. Aujourd’hui, ils reviennent s’installer dans ce pays en plein boom économique. Un éclairage de Florence Beaugé, Hanoï, dans le Temps.
Le plus dur, ça a été de faire admettre à ses parents qu’elle ne commettait pas une folie. «Ils avaient dû se battre pour sortir de là, ils avaient failli y laisser leur vie, et voilà que vingt ans plus tard, leur fille leur disait: «Hé, les parents, je rentre au pays!» Ils n’en ont pas dormi pendant une semaine», se souvient la jeune femme en riant.
Nga est née en 1973 à Hô Chi Minh-Ville, alors Saigon jusqu’en 1975. Deux ans plus tard, la ville tombe aux mains des Nord-Vietnamiens. Enfin libre, le Vietnam se réunifie et passe sous la houlette des communistes. Pour ceux qui travaillaient pour les Américains, comme le père de Nga, c’est la panique. Le jeune homme s’enfuit aux Etats-Unis. Sa femme, elle, reste à Saigon, avec leur petite fille. N’ayant pas de nouvelles pendant huit ans, elle pense que son mari est mort. Un jour, par le plus grand des hasards, elle apprend qu’il est aux Etats-Unis. La jeune femme s’y rend. C’est bien lui. Leur histoire reprend comme au premier jour. Ils vivent aujourd’hui dans le Connecticut.
Nga fait partie des quelque 4 millions de Viet-kieu, ces Vietnamiens d’outre-mer qui, pour la plupart, ont fui leur pays à partir de la chute de Saigon, en 1975, pour des raisons politiques ou économiques. Personne n’a oublié ces boat people entassés dans des barques et dérivant en mer, mourant de faim et de soif…
Les deux tiers des Viet-kieu sont aujourd’hui installés aux Etats-Unis, le plus souvent en Californie. Les autres vivent en Europe de l’Ouest, surtout en France où ils sont environ 400 000, et en Europe de l’Est, notamment en Ukraine. Si, dans 80% des cas, ces Vietnamiens exilés ont pris la nationalité de leur pays d’accueil, ils gardent des liens avec leurs familles restées sur place. Chaque année, ils envoient au Vietnam entre 6 et 8 milliards de dollars (soit 6,3 à 7,5 milliards de francs suisses).
Depuis le début des années 2000, on assiste à un phénomène encore méconnu et difficilement quantifiable: le retour des Viet-kieu. Combien sont-ils à être rentrés au Vietnam, comme l’a fait Nga, il y a deux ans? On l’ignore. «Tout ce que l’on peut dire, c’est que, en 2009, 500 000 Vietnamiens d’outre-mer sont revenus ici, contre 200 000 il y a dix ans. Mais on ne peut pas faire la part de ceux qui sont venus en vacances, et ceux qui sont restés pour de bon», déclare Ta Nguyen Ngoc, directeur du Comité d’Etat chargé des Vietnamiens d’outre-mer.
Ceux qui rentrent au pays ne sont en tout cas plus considérés comme des «traîtres». Le régime communiste s’est assoupli, en même temps qu’il optait pour l’économie de marché. «Jusqu’au début des années 2000, les Viet-kieu étaient pris pour des ennemis, des déserteurs. Mais les autorités ont réalisé qu’elles avaient besoin d’eux, pour leur argent autant que pour leur matière grise», souligne Hung Tran, journaliste.
Pourtant, la grande majorité de ceux qui rentrent font preuve de prudence: ils posent un pied au Vietnam mais gardent l’autre dans leur pays d’accueil. Au cas où… Ils se lancent dans le commerce, le plus souvent à Hô Chi Minh-Ville, la grande métropole du Sud, où les mentalités sont plus ouvertes qu’à Hanoi. «Ce sont surtout les jeunes de la deuxième et troisième génération qui rentrent, poussés par la crise économique en Occident. Ils ont perdu leur emploi, touché des indemnités, et avec ça, ils peuvent monter quelque chose», explique Luong Bach Vân, présidente de l’Association de liaison des Vietnamiens d’outre-mer à Hô Chi Minh-Ville.
Pour cette docteur en chimie de Paris, où elle a vécu dix-huit ans avant de rentrer au Vietnam au lendemain de l’indépendance, en 1978, les jeunes Viet-kieu ont pris conscience de la place du Vietnam et de l’Asie sur la scène internationale. «Ici, ils ont des opportunités qu’ils n’auraient pas en Europe. Les propositions d’emploi pour les gens qualifiés sont extrêmement nombreuses», souligne-t-elle.
Certains – plus nombreux qu’on ne l’imagine – rentrent au pays davantage par idéalisme que pour l’appât du gain. C’est le cas de Tuan Long, parti à 18 ans avec une bourse en Allemagne de l’Est pour poursuivre ses études supérieures, et resté sur place pour faire une brillante carrière d’ingénieur. «A 32 ans, j’avais atteint le top de ce que je pouvais gagner. Mais j’étais hanté par une phrase que m’avait lancée mon instituteur avant de partir: «N’oublie pas le Vietnam! C’est un pays très pauvre», se souvient-il. A deux reprises, Tuan Long revient en vacances au Vietnam avec la vague idée de s’y réinstaller. A chaque fois, il y renonce. «Le système communiste était trop pesant. J’ai senti que je ne pourrais pas me réintégrer», explique-t-il.
Ce n’est qu’en 1995, au lendemain de la levée de l’embargo américain, qu’il franchit le pas. Il s’installe à Hô Chi Minh-Ville et met toutes ses économies dans la création d’une entreprise de travaux publics. Pendant cinq ans, c’est la galère. Il n’a pas de voiture, mais une mobylette comme tout le monde. Aujourd’hui, sa société emploie 500 personnes et marche bien.
Pourtant, Tuan Long enrage. Même si le Vietnam peut se targuer d’avoir atteint en 2009, en pleine crise financière internationale, un taux de croissance de 5,3%, il pourrait faire mieux, estime-t-il. «Je ne rêve pas de faire la révolution, mais simplement qu’on adopte le bon système pour notre développement. Or ce n’est pas le cas. Quand nos responsables font valoir que nous sommes les meilleurs de la région, je dis «bullshit»! C’est à la Chine, rien de moins, que nous devons nous mesurer sur le marché européen! Or notre PIB par habitant [1000 dollars] n’atteint que la moitié de celui des Philippines [1900 dollars]», s’exclame-t-il.
Hung Pham est également un peu inquiet. Il avait 16 ans quand il a quitté le Vietnam, peu après qu’un jour de 1984 son frère âgé de 18 ans lui eut dit: «Il n’y a pas d’avenir ici, partons!» Après avoir payé un passeur l’équivalent de 2000 euros chacun, les deux lycéens embarquent sur une chaloupe dans la baie d’Along. Un voyage de cauchemar avec une cinquantaine d’autres boat people. La traversée dure deux mois. Il y a des morts. La chaloupe finit par arriver à Hongkong.
Pris en charge par l’ONG Save the children, les deux frères sont transférés en Grande-Bretagne. Là, Hung Pham apprend l’anglais, termine ses études et fait une école d’ingénieurs. Engagé par une multinationale basée à Londres, il revient tous les cinq ans au Vietnam. «A chaque fois, je voyais le pays changer presque sous mes yeux. Quand j’étais enfant, nous vivions avec des rations de nourriture et nous avions faim. Aujourd’hui, nous sommes le deuxième exportateur du monde de riz et le cinquième de café! Tout cela, en l’espace d’une vie, c’est ce qui me sidère le plus!», raconte-t-il.
En 2003, Hung Pham demande à sa société de le détacher à Hô Chi Minh-Ville. Les débuts sont difficiles mais il s’accroche. Aujourd’hui, il se dit à la fois «optimiste et préoccupé» par le Vietnam. «Tout va trop vite ici. Or, les infrastructures manquent dramatiquement, la pollution augmente, la corruption ne diminue pas et le clivage entre riches et pauvres se creuse», souligne-t-il. S’il salue les prouesses réalisées, Hung Pham s’interroge sur la capacité du «système» en place à concilier longtemps communisme et libéralisme économique. «Est-ce que je veux prendre ce pays à bras-le-corps, l’aider dans son essor et vivre ici jusqu’à la fin de mes jours? La réponse est oui. Est-ce que je le peux? C’est une autre question…» lâche-t-il avec un sourire crispé.
Thuy Poggi, 32 ans, n’aurait peut-être pas quitté la banlieue parisienne où elle était arrivée à l’âge de 8 ans avec sa famille, si son mari, un Corse travaillant dans l’hôtellerie, ne l’avait souhaité, pour des raisons professionnelles autant que personnelles, ce pays l’attirant irrésistiblement. «Quand j’ai annoncé que nous partions pour Hanoi, ma grand-mère a été consternée. Pour elle, Hanoi, c’était la jungle! Ainsi, sa petite-fille se rendait dans la ville où siège le régime qu’elle avait fui vingt ans plus tôt!» raconte la jeune femme.
Thuy Poggi ne regrette pas son choix. Pourtant, l’arrivée à Hanoi, en 1997, n’a pas été facile. A l’époque, le pays manque de tout et la grande métropole du Nord paraît austère aux «sudistes» comme elle. Le plus difficile, se souvient la jeune femme, a été d’abattre le mur de méfiance que lui opposent alors ses compatriotes. «Pourquoi t’es partie? Pourquoi t’es revenue?» lui demande-t-on à tout propos.
A partir des années 2000, Thuy Poggi voit les mentalités évoluer et le pays se développer de façon fulgurante. Avec sa famille, elle quitte les «nordistes» pour rejoindre les «sudistes» d’Hô Chi Minh-Ville, de bons vivants habitués au soleil et à la plage, aimant l’argent. Aujourd’hui, la jeune femme, mère de trois enfants, dirige avec son mari un complexe hôtelier de luxe, à 130 kilomètres de l’ex-Saigon. Faute de trouver du personnel qualifié, elle forme ses employés et ne s’en plaint pas, au contraire. «Ici, on fait un travail de fond. On donne un avenir à des jeunes qui ont soif d’apprendre et de réussir», explique-t-elle.
Tous les Viet-kieu qui ont choisi de rentrer au pays l’affirment: leur motivation première n’est pas de faire fortune, mais d’accompagner le Vietnam dans son développement. De voir les Vietnamiens «ouvrir les yeux sur le monde», comme le dit Sandrine Nguyen, jeune styliste viet-kieu rentrée de Nouvelle-Calédonie en 2004. Se voient-ils finir leurs jours ici? Tous le souhaitent, mais l’avenir leur paraît incertain. Que sera le Vietnam dans cinq ou dans dix ans? La vitesse à laquelle il change est telle qu’aucun ne parvient à l’imaginer.
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