jeudi 1 septembre 2011

Des milliers de demandes d’asile en rade à l’Office des migrations

L’administration a laissé en déshérence pendant des années des requêtes de réfugiés irakiens. Simonetta Sommaruga veut savoir si la loi a été violée.

L’Office fédéral des migrations (ODM) est sens dessus dessous. Hier, en même temps qu’elle annonçait le licenciement de son directeur Alard du Bois-Reymond (lire ci-contre), sa ministre de tutelle Simonetta Sommaruga a informé le Conseil fédéral, puis la presse de l’ouverture d’une enquête externe. Celle-ci devra expliquer pourquoi l’ODM a laissé en rade, sans les traiter, 7000 à 10 000 demandes d’asile déposées entre 2006 et 2008 par des Irakiens auprès des ambassades de Suisse en Syrie et en Egypte.
C’est fin mai que la cheffe du Département fédéral de justice et police dit avoir découvert la pile de demandes d’asile en souffrance, alertée par une personne extérieure à l’administration. Les employés de l’ODM avaient commencé à les traiter en 2010. Simonetta Sommaruga les a stoppés dans leur élan début juillet, dans l’attente, d’ici à la fin de l’année, des résultats de l’enquête externe qu’elle a confiée à l’ancien juge fédéral Michel Féraud.

Un ordre de Berne
Selon la conseillère fédérale, le directeur de l’Office fédéral des migrations de l’époque, Eduard Gnesa, avait demandé aux ambassades du Caire et de Damas de transmettre à l’ODM les demandes d’asile qui leur étaient adressées, sans les traiter elles-mêmes. «Nous avons agi en toute bonne conscience», répond laconiquement l’intéressé, qui est depuis 2009 ambassadeur extraordinaire chargé de la collaboration internationale en matière de migrations au Département fédéral des affaires étrangères.
Eduard Gnesa n’en dira pas plus. Mais selon des sources convergentes, la Suisse, submergée par des demandes d’asile d’Irakiens à ses ambassades en Syrie et en Egypte, est convenue, avec d’autres pays, de confier ces personnes aux bons soins du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), qui les a enregistrées et leur a prêté assistance. «Nous pouvons partir du principe que les personnes concernées n’ont pas souffert et qu’elles ont été prises en charge», assure de son côté Simonetta Sommaruga. De toute manière, à l’entendre, les milliers de demandes d’asile émanant de ces Irakiens, dont beaucoup étaient lacunaires, avaient peu de chances d’aboutir, la Syrie et l’Egypte étant à l’époque considérées comme des pays sûrs.
Nos sources ajoutent que s’il avait voulu respecter la loi à la lettre et traiter toutes les demandes d’asile en bonne et due forme, l’ODM aurait dû déployer des ressources en personnel considérables dans les ambassades concernées, alors même que l’issue de la procédure ne faisait que peu de doute.

Qui savait quoi?
Reste une question: qui savait quoi? Ni l’ancien conseiller fédéral UDC Christoph Blocher, qui a dirigé le DFJP jusqu’à fin 2007, ni Eveline Widmer-Schlumpf, qui lui a succédé à la tête de l’asile, ni la ministre des Affaires étrangères Micheline Calmy-Rey n’étaient au courant, ont-ils fait savoir à Simonetta Sommaruga. Une version contredite par une source bien placée, qui soutient que Christoph Blocher a forcément dû être avisé. «M. Blocher n’exclut pas d’avoir été informé, mais 5 ans après les faits, il lui est difficile de les reconstruire», répond son chargé de communication Livio Zanolari. «Christoph Blocher suivait de très près les affaires de l’ODM, il est probable qu’il ait donné des instructions», affirme Denise Graf, d’Amnesty International.
Pour rappel, une demande d’asile peut aujourd’hui encore être déposée dans une ambassade de Suisse. Mais une révision partielle de la loi, actuellement en discussion, prévoit de supprimer cette possibilité.

Le chef de l’Office des migrations doit prendre la porte
«C’est un soulagement. Je pense que ce soir, pas mal de mes collègues vont ouvrir le champagne.» A l’Office fédéral des migrations (ODM), l’annonce du licenciement du directeur Alard du Bois-Reymond n’a pas fait que des malheureux. A l’interne, le moment choisi par la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga pour s’en séparer a cependant surpris. «Nous pensions qu’elle n’entreprendrait rien avant les élections fédérales», indique la  même source.
Hier, la ministre de Justice et police n’a pas précisé les raisons qui l’ont incitée à virer son chef d’office, en poste depuis 20 mois seulement. La socialiste a néanmoins laissé entendre que ce licenciement n’était pas lié à la découverte de milliers de demandes d’asiles restées en rade dans les ambassades de Suisse en Egypte et en Syrie A cette époque, Alard du Bois-Reymond dirigeait la section assurance invalidité à l’Office des assurances sociales. Interrogé par «20 Minutes», l’intéressé admet néanmoins qu’il connaissait cette affaire et qu’il aurait dû avertir sa cheffe.

Selon des sources convergentes, Simonetta Sommaruga aurait en réalité constaté qu’Alard du Bois-Reymond n’était pas la bonne personne à la bonne place. A l’interne, le jugement à son sujet est sévère: on le décrit comme «asocial» et mal préparé sur les dossiers. Le directeur de l’ODM ferait en outre régner la terreur instaurée par l’ancienne cheffe du DFJP, Eveline Widmer-Schlumpf, qui l’a engagé. Et la réorganisation de l’office, plutôt que d’améliorer le fonctionnement de l’asile, aurait créé un gigantesque chaos. De peur de déstabiliser davantage l’ODM, Simonetta Sommaruga se serait dans un premier temps accommodée du directeur en place, avant de conclure à leur incompatibilité. «Ces décisions mûrissent», a-t-elle allusivement expliqué, tout en assurant le personnel de l’office de son soutien.

Parfait bilingue, ancien du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Alard du Bois-Reymond détonne au sein de l’administration en raison de son franc-parler et de son sens de la provocation. En 2010, il affirmait ainsi que «la plupart des requérants d’asile nigérians viennent en Suisse pour faire des affaires illégales». Il quittera son poste fin octobre, avec une année de salaire en poche, soit l’équivalent de 250 000 à 300 000 francs.

Serge Gumy dans la Liberté

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