«Vol spécial», de Fernand Melgar, sera projeté à Locarno. Le réalisateur nous raconte le tournage dans le centre de détention de Frambois.
«Nous savions quelques jours à l’avance quand les requérants allaient être expulsés. Mais nous ne pouvions évidemment pas leur dire. Nous étions en quelque sorte complices involontaires des autorités; c’était les règles du jeu pour tourner le documentaire. Mais c’était dur.» Fernand Melgar, rencontré dans son bureau lausannois de Climage, raconte le tournage éprouvant de «Vol spécial», qui sera projeté, le 6 août, au Festival du film de Locarno, sélectionné en compétition internationale. «J’en ai fait des cauchemars», avoue-t-il.
Après «La Forteresse», qui relatait le quotidien des requérants dans le centre d’enregistrement de Vallorbe (VD), il a voulu voir «l’autre bout de la chaîne»: celui des expulsions forcées de requérants déboutés ou de clandestins. Pour son nouveau documentaire, il a choisi Frambois comme lieu de tournage. 28 pénitenciers suisses ont une section pour la «détention administrative», mais Frambois, situé près de l’aéroport de Cointrin (GE), est un des rares a être entièrement dévolu à cet effet.
Avec la loi sur les mesures de contrainte, les étrangers en situation irrégulière peuvent y être retenus jusqu’à 24 mois. Ils sont libres de sortir de leur cellule de 8 à 21 heures, pour se retrouver dans un espace commun, mais ont en permanence une épée de Damoclès au-dessus de leur tête: celle d’un renvoi organisé abruptement, parfois en quelques heures.
En principe, ceux qui refusent de partir d’eux-mêmes, sont mis sur un avion de ligne, accompagnés de deux policiers jusqu’à la destination finale. Mais s’ils se rebellent, un «vol spécial» est affrété. Et ils y sont embarqués ligotés, menottés, cagoulés, avec des couche-culottes. Parfois un filet d’apiculteur couvre leur visage. Pour éviter qu’ils crachent.
Ces expulsions forcées sont très controversées, preuve en est la difficulté qu’a eu l’Office fédéral des migrations (ODM) à trouver des observateurs indépendants à placer sur ces vols. Des médecins montent aussi au créneau. En cas de problème, les premiers soins ne peuvent pas être administrés correctement puisqu’il y a d’abord tous les liens à couper. La mort d’un Nigérian sur le tarmac de Kloten en mars 2010 est encore dans bien des esprits.
«J’ai rencontré beaucoup de détresse à Frambois», commente Fernand Melgar. «Certains sont en Suisse depuis des années, ont travaillé, paient des impôts, cotisent aux assurances sociales, et ils ne comprennent pas pourquoi ils se retrouvent du jour au lendemain incarcérés alors qu’ils n’ont commis aucun crime, aucun délit. Leur seul tort est d’être en situation illégale. Déprimés, stressés, ils se sentent un peu comme dans un couloir de la mort. Dans une prison, avec une condamnation pénale, chaque jour est un jour de plus vers la liberté. A Frambois, c’est le contraire.»
C’est ce huis clos carcéral qu’il a voulu montrer, où des requérants menacés d’expulsions disent leur quotidien, leurs peurs, leurs angoises, où les gardiens, qui les cottoient au quotidien, montrent leur face humaniste. «J’ai voulu faire simple, comme dans «La Forteresse»: montrer ce qui s’y passe, sobrement, sans miser sur le spectaculaire. Quand j’ai fini «La Forteresse», j’avais ressenti une sorte d’appaisement. Là, j’ai la boule au ventre, je ressens de la colère. Avec ce documentaire, j’espère démontrer une réalité inconnue, où mène l’application de certaines lois dont beaucoup ignorent les conséquences.» Fernand Melgar connaissait déjà un peu Frambois pour être venu y rendre visite à Fahad, le traducteur irakien qui apparaît dans «La Forteresse», avec lequel il s’est lié d’amitié.
Un des moments les plus durs du tournage? «Les visites des familles. Un homme a notamment été emmené à Frambois alors qu’il était papa depuis trois semaines. Vous imaginez...»
Le réalisateur n’a pas eu trop de difficultés à obtenir les autorisations de tournage. Le centre de détention administrative de Frambois étant issu d’un concordat entre les cantons de Genève, de Vaud et de Neuchâtel, il a su convaincre les trois conseillers d’Etat responsables. Et le directeur de l’établissement a tout de suite accepté de jouer le jeu, voulant montrer l’engagement de ses collaborateurs.
Fernand Melgar et son équipe ont d’abord passé six mois à Frambois, pour s’imprégner des lieux, gagner la confiance des 25 détenus et du personnel. Puis, ils ont tourné 150 heures d’images en trois mois. Six personnes traversent le documentaire, suivies jusqu’à leur expulsion: il y a le Camerounais Geodry, les Kosovars Ragip et Jeton, Serge et Alain, qui viennent de RDC, et Julius, du Nigeria. Le cinéaste n’en est pas resté là: il les a ensuite retrouvés dans leur pays d’origine, pour un webdocumentaire, qui sera diffusé l’an prochain.
«Lorsqu’un «vol spécial» est organisé vers un pays donné, les autorités vont «cueillir» les requérants de cette nationalité dans les centres. Ils procèdent à un véritable ratissage. A Frambois, ces requérants restent parfois de longs mois, jusqu’à ce que l’ambassade de leur pays accorde le laissez-passer nécessaire aux autorités suisses». Et les frais de détention s’élèvent à 450 francs par jour par détenu, dit-il. Auxquels il faut rajouter les frais médicaux.
Fernand Melgar aurait voulu suivre les requérants expulsés de la prison de Frambois jusqu’à l’aéroport où ils sont ligotés puis menés de force dans l’avion. Mais l’Office fédéral des migrations (ODM), qui affrète les vols spéciaux, ne lui a pas donné le feu vert pour filmer dans la halle d’entravement.
«D’abord, l’ODM n’a même pas réagi à mes mails, puis ils ont mentionné une ordonnance interdisant de filmer des personnes dans une situation humiliante ou dégradante. Je leur ai demandé de me la montrer; ils ne l’ont jamais fait.» Le réalisateur précise avoir reçu l’autorisation de filmer à Vallorbe pour «La Forteresse». «Mais nos relations se sont ensuite dégradées parce que j’étais intervenu à plusieurs reprises en faveur de Fahad. La porte-parole de l’ODM de l’époque, aujourd’hui bras-droit d’Eveline Widmer-Schlumpf, m’a dit que son plus grand regret était de m’avoir donné cette autorisation pour Vallorbe...».
Nous avons contacté l’ODM à propos de l’interdiction de filmer dans la halle d’entravement. Voici la réponse de Joachim Gross, chef de la communication: «Pour des raisons de sécurité et de protection de la personnalité, y compris des personnes qui encadrent les requérants, nous ne pouvions malheureusement pas autoriser ce tournage.» Il précise qu’un texte le rappelle lors de briefings précédant un vol spécial - «les images prises avec un téléphone portable sont aussi interdites». Mais qu’il ne peut pas nous le montrer.
Avec le recul, Fernand Melgar ne regrette pas de ne pas avoir pu tourner ces moments difficiles. «Le spectateur pourra s’imaginer la scène lui-même. C’est comme dans Shoah de Claude Lanzmann: suggérer est souvent bien plus puissant que montrer.»
Valérie de Graffenried dans le Temps
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