mercredi 20 avril 2011

L’immigration colonise le débat alémanique

 

L’idée  d’une  Suisse à 10 millions d’habitants se fait jour. Elle effraie à gauche comme à droite.

La discussion autour de l’immigration s’apparenterait à celle qu’on peut avoir sur les épinards, selon le journaliste Philipp Löpfe. Les économistes libéraux et les partis bourgeois répètent que «c’est bon pour nous», que cela crée des places de travail. «Or, il s’est avéré que les effets des épinards sur la santé ont été surestimés. Il en serait de même pour ceux de l’immigration.» La bombe est lancée.

Coauteur d’un ouvrage paru récemment sur «la nouvelle immigration» (lire ci-dessous), Philipp Löpfe, ancien rédacteur en chef du Tages-Anzeiger, dénonce certains effets de la libre circulation. Avec 134 000 nouveaux arrivants par an, dont quelque 23% issus en 2010 d’Allemagne, la Suisse serait menacée de «Zugisierung» («Zouguisation»). Comprenez: une hausse des loyers stimulée par la concurrence fiscale, un recul du pouvoir d’achat pour la classe moyenne, qui se retrouve exclue. Malgré la hausse du PIB vantée par le Seco, les salaires réels auraient reculé durant ces dernières années. Et les politiques auraient été dépassés.

A six mois des élections fédérales, le débat sur l’immigration reprend de plus belle en Suisse alémanique, alimenté par le oui du Conseil national à une motion UDC demandant des mesures pour mieux maîtriser l’immigration. «Ça devient étroit», titrait dimanche la NZZ am Sonntag. Pénurie d’appartements, trains bondés, pression sur le marché du travail. Les prévisions dessinant une Suisse à 10 millions d’habitants d’ici à 2035 ont ravivé les appréhensions d’exiguïté, où l’étranger se retrouve bien souvent mis en cause. Le débat dépasse les frontières de l’UDC, qui voit pour sa part dans un frein à l’immigration le meilleur moyen de répondre à la menace nucléaire.

Serait-il donc devenu «salonfähig», soit présentable, même à gauche, d’imaginer des restrictions? Les propos ne touchent pas uniquement les travailleurs peu qualifiés, comme ce fut le cas lors de l’initiative Schwarzenbach dans les années 70. L’arrivée d’Allemands à des postes clés, les conséquences sur les loyers mais aussi les regroupements familiaux font tirer la sonnette d’alarme. A droite, on ne voit pas de problème dans la concurrence fiscale ou l’implantation d’entreprises étrangères. Mais on parle, c’est du moins le cas du conseiller national argovien libéral-radical Philipp Müller, qui a déjà proposé de limiter à 18% la part d’étrangers: «Les gens en ont marre de voir la foule autour d’eux augmenter.» A ses yeux, le problème se situe dans l’immigration venue des pays tiers, «plus de 40 000 personnes» par an, la moitié en raison du regroupement familial.

Au-delà de la crainte de l’étranger, c’est donc aussi la peur de la masse qui stimule les initiatives. Celle de l’association Ecopop (Ecologie et population) en fait partie. Créée en 1971, cette association se veut un groupe de réflexion sur la hausse des activités humaines et ses effets sur l’écosystème. Face à la sensation d’étroitesse ressentie depuis quelques années, elle veut limiter la croissance de la population à 0,2%, contre 1,3% actuellement. Albert Fritschi, responsable de la communication: «Nous n’avons rien à voir avec l’UDC, nous voulons assurer une qualité de vie. Nous laissons le soin aux autorités de choisir les moyens de régulation.» Pour beaucoup, cela rappelle le papier de position en 2009, fort critiqué, des Verts Bastien Girod et Yvonne Gilli dénonçant les affronts à l’environnement causés par la croissance démographique. Surtout, cela semble incompatible avec le principe de la libre circulation.

Des inquiétudes différentes se font entendre chez les socialistes, chez qui l’idée d’une Suisse «trop petite» trouve peu d’écho. Ici, dans les rangs des contestataires figurent des vieux loups comme Rudolf Strahm, ex-Monsieur Prix, et Franco Cavalli, ancien président du groupe parlementaire. Les principales réserves touchent le dumping salarial autour des travailleurs non qualifiés qui, souvent accompagnés de leur famille, se retrouvent, notamment dans la gastronomie, contraints au chômage. Ils deviennent ainsi un poids pour le système social. Or, souligne Rudolf Strahm dans sa chronique du Tages-Anzeiger, ce recrutement de main-d’œuvre bon marché se fait surtout dans des branches proches de l’UDC. Il réclame davantage de règles strictes et des mesures d’accompagnement plus sévères avec les abus. On se défend de remettre en question la libre circulation, mais «il faut cesser ce rêve romantique face à l’UE, qui devient de plus en plus une structure néolibérale», estime pour sa part Franco Cavalli. «La situation actuelle inquiète car elle touche aussi, par exemple au niveau des appartements, la classe moyenne.»

Dans le rang des dirigeants, Christian Levrat se défend d’avoir été trop romantique. «Je me retrouve dans les propos de Rudolf Strahm», assure le Fribourgeois. «Simplement, nous ne focalisons pas le problème sur les étrangers mais sur la manière de cadrer leur arrivée. Malgré nos avertissements, la majorité bourgeoise a trop négligé les mesures d’accompagnement, notamment en matière de droit du travail, d’intégration ou dans le développement d’immeubles à loyers modérés.» Le thème risque d’être récurrent d’ici à octobre prochain.

Anne Fournier dans le Temps

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