mardi 19 mai 2009



Chaos. L’île ne parvient plus à gérer le flot d’immigrés.

Dominique Dunglas

Les naufragés de Lampedusa

© AFP PHOTO / Mauro Seminara

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A l’aube, sur le quai Favarolo de Lampedusa, carabiniers, policiers et ambulanciers prennent place. La vedette de la garde côtière entre dans le petit port en remorquant une barque de 7 mètres équipée d’un vieux moteur de 40 chevaux. Les 60 immigrés clandestins-55 hommes et 5 femmes-qui ont fait la traversée depuis la Libye sur ce rafiot ont été transférés sur le navire militaire après leur interception en mer. Les détritus à bord racontent leur odyssée : bidons d’essence vides conservés pour servir de bouées en cas de naufrage, chaussures abandonnées, vêtements trempés, paquets de biscuits entamés. Débarqués sur le quai, ils n’ont pour tout paquetage que les vêtements mouillés qu’ils portent sur eux. Les passeurs leur ont interdit d’emporter le moindre bagage pour mieux les entasser à bord. A 1 000 dollars la traversée, chaque centimètre carré est précieux. Ils disent avoir navigué six jours avant d’être repérés par la marine militaire. Le commissaire d’Agrigente présent sur le quai ne les croit pas. Les barbes sont trop courtes et, malgré le malaise de deux d’entre eux, ils sont en trop bonne santé pour avoir erré six jours dans les eaux du canal de Sicile. Ils sont, pour la plupart, somaliens et savent qu’ils vont pouvoir demander l’asile politique. Omar, un garçon de Mogadiscio, se voit déjà porter les couleurs de la Juventus de Turin...

D’autres ont eu moins de chance. A la fin du mois de mars, un bateau de clandestins en route vers Lampedusa a coulé au large des côtes libyennes. Bilan officiel : 237 disparus. Bilan par défaut, car deux autres embarcations ont disparu des radars le même jour... Des cadavres qui n’entreront pas dans les statistiques faisant déjà état de 3 163 immigrés clandestins disparus depuis 1988 dans le canal de Sicile.

Située à mi-chemin entre les côtes africaines et la Sicile, distantes de 120 milles, Lampedusa est aux avant-postes de cette tragédie. En 2008, 36 952 clandestins ont débarqué sur ce caillou de 13 kilomètres sur 3 et peuplé de 6 000 habitants.

« C’est un poids immense pour une île qui vit de tourisme, explique le maire de Lampedusa, Bernardino De Rubeis, un ancien séminariste au physique de deuxième ligne de rugby. Mais les clandestins fuient les guerres, la misère et sont traités comme des esclaves par les passeurs. La population ne veut pas renoncer à sa vocation d’accueil. Ce qu’elle refuse, c’est de voir son île transformée en Guantanamo. »

Avertissement

Guantanamo : le mot est lâché. Car, depuis le 23 janvier, le ministre de l’Intérieur, Roberto Maroni, a converti le Centre de premier accueil (CPA) de Lampedusa en Centre d’identification et d’expulsion (CIE). Jusque-là, en effet, les clandestins recevaient sur l’île les premiers soins d’urgence avant d’être rapatriés en moins de quarante-huit heures sur le continent, où la machine administrative les prenait en charge. Ou, plus exactement, tentait de les prendre en charge. Car, lorsqu’une identification certaine n’était pas établie au bout de deux mois, l’immigré recevait un avis d’expulsion... qui le laissait libre de disparaître dans la nature. En bloquant les nouveaux arrivés sur l’île pour les renvoyer directement dans leurs pays d’origine, le ministre Maroni lance donc un avertissement : Lampedusa n’est plus un sas d’entrée vers l’Europe, mais le terminus du voyage.

C’était compter sans le désespoir et la détermination des clandestins. Le 18 février, une révolte éclate dans le CPA transformé en CIE. Les heurts font 40 blessés et les immigrés mettent le feu à un des bâtiments. Puis ils prennent la poudre d’escampette et gagnent le village. Vitrines brisées, packs de bière emportés : l’émeute risque de devenir incontrôlable. La police s’apprête à lancer une grande traque qui fait redouter le pire. Mais, au lieu de se terrer chez eux pour appeler police-secours, les Lampedusiens descendent dans la rue et fraternisent avec les insurgés au cri de « Liberté ! Liberté ! » Tout le monde se réunit sur la place du village en un happening improvisé avec discours, chants et danses. En fin de journée, Bernardino De Rubeis, ceint de son écharpe tricolore de maire, raccompagne pacifiquement les derniers évadés dans le centre de détention. Des scènes qui semblent sortir d’un film de Ken Loach. « Je n’avais pas d’opinion sur les immigrés , raconte une hôtelière qui a spontanément participé à ces événements. Mais, en voyant l’incendie et la police qui prenait position, j’ai compris que l’île risquait de devenir un camp de concentration à ciel ouvert. Et que moi aussi, même si je n’étais pas derrière le grillage, j’aurais vécu dans une prison. »

Malgré le dénouement pacifique de la révolte, l’accalmie est fragile. Car, si les immigrés de la corne de l’Afrique, pratiquement assurés d’obtenir l’asile politique, sont encore rapatriés sur le continent, plusieurs centaines de Maghrébins sont confinés dans des conditions d’hygiène dénoncées par toutes les ONG et par le commissaire aux Droits de l’homme du Conseil de l’Europe. Leur seul espoir de quitter Lampedusa est le rapatriement sanitaire. « Ils s’injectent des excréments en se perçant les veines avec des clous, ils avalent des lames de rasoir ou des morceaux de fer entourés de mie de pain, raconte Bernardino De Rubeis . Le camp est devenu un enfer où on se bat pour une bouteille d’eau, un paquet de cigarettes ou un matelas pour dormir. Et la tension ne peut que croître, c’est une question d’arithmétique. »

En effet, 8 000 Maghrébins susceptibles d’être expulsés d’Italie ont débarqué à Lampedusa en 2008, alors que les accords bilatéraux de rapatriement permettent de n’en renvoyer que 1 200 par an dans leurs pays d’origine. A ce rythme et si le gouvernement allonge, comme il l’a promis, la durée de détention préventive pour permettre l’identification de deux à quatre ou même six mois, la population carcérale augmentera de 5 800 unités par an... pour une île qui ne compte que 6 000 habitants. Il n’y a à Lampedusa ni consulat pour identifier les immigrés ni avocat pour présenter des demandes d’asile politique. Les procédures administratives n’en sont que plus lentes. Enfin, l’aéroport n’est pas international et aucun vol ne peut quitter l’île pour se rendre directement dans un pays étranger. Autant qu’à l’opposition de la population, c’est donc à ses propres incohérences que se heurte la politique de fermeté du gouvernement.

« Maroni, le ministre de l’Intérieur, est un militant de la Ligue du Nord, qui a fait de la lutte contre l’immigration clandestine un argument électoral , s’indigne Giusi Nicolini, responsable sur l’île d’un mouvement écologiste. Il a pris Lampedusa en otage pour gagner des voix à Varese ou Bergame. Il a voulu faire un exemple alors que moins de 13 % des immigrés pénètrent en Italie par le canal de Sicile. La majorité des clandestins arrivent par le nord avec des visas de touriste. Mais il est plus facile de transformer Lampedusa en île-prison que de résoudre le problème de l’immigration. »

Loin des vacanciers

S’ils occupent toutes les pensées, les immigrés clandestins sont curieusement absents du paysage en ces premiers jours de soleil à Lampedusa. Tout est fait pour les maintenir loin de la population et des vacanciers. « Je n’en ai pas vu un seul ! » se désole une touriste britannique qui vit son désert des Tartares dans la vaine attente d’un débarquement massif. Davantage qu’une île-prison, Lampedusa a l’allure d’une île-caserne avec ses 800 policiers et carabiniers, plus d’un homme en armes pour dix habitants. La via Roma, la grande rue du village, est un carrousel de véhicules militaires pleins d’armoires à glace en tenue de combat. Sur la plage des Lapins-surnommée la piscine des Dieux pour son sable blanc et la transparence irréelle de l’eau-, tous les joueurs de volley-ball portent le holster attaché à leur maillot de bain (rouge !) réglementaire. Ambiance « Les bidasses à la mer ».

Si la présence de la maréchaussée a sauvé l’avant-saison et entretenu le moral de la population féminine durant les longs mois d’hiver, les commerçants redoutent que la militarisation de l’île ne plombe la saison estivale. « Vous auriez envie de passer le mois d’août à Sangatte ? » interroge, plein de mélancolie, le patron, grand lecteur de journaux, du Bar des amis.

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