Par Sabine Pirolt
Ils sont 100000 à nettoyer nos maisons, cultiver nos champs ou garder nos enfants, la peur au ventre. Officiellement, ils n’existent pas.«C’est un vrai miracle!» Marianne Kilchenmann, du Bureau de consultation bernois des sans-papiers, déborde d’enthousiasme lorsqu’elle évoque Verica, une Serbe de 44 ans qui vient de recevoir une réponse positive de la Confédération après avoir vécu seize ans dans la clandestinité. Désormais, elle va vivre à visage découvert, cotiser pour sa retraite et obtenir un salaire décent.
Pourtant, en ce dernier vendredi du mois de mai, la joie de Marianne Kilchenmann est gâchée par une lettre reçue de la Confédération. Elle concerne Vasil*, qui vit et travaille en Suisse depuis dix-huit ans. Sa demande de régularisation a été refusée: «Je ne comprends pas cette décision. Il a tant donné à notre pays.»
Pour une Verica, combien de Vasil? De janvier 2001 à mars 2008, 785 dossiers (concernant 1721 personnes) ont été déposés par les cantons. Si 437 dossiers (soit 997 personnes) ont reçu une réponse positive, 346 (728 personnes) ont reçu un «non». Vasil poursuivra donc probablement sa vie de clandestin, comme les quelque 100'000 autres sans-papiers que compte notre pays. Des femmes et des hommes qui travaillent et vivent avec la peur au ventre, celle de se faire contrôler et renvoyer. Cet été, une campagne sera lancée dans toute la Suisse par les collectifs de soutien aux sans-papiers. Son thème: le droit à la formation et à l’éducation des enfants de clandestins. Retombée dans l’oubli après l’occupation de diverses églises en 2001, la question des sans-papiers devrait revenir sur les devants de la scène. Combien sont-ils, d’où viennent-ils, dans quels secteurs travaillent-ils? Réponse en huit points.
Diverses estimations ont été avancées au cours de ces dernières années, de 80'000 à 300'000 sans-papiers.
02 D’où viennent-ils et comment vivent-ils?
Dans les cantons urbains et les villes, un grand contingent (en majorité féminin) vient d’Amérique du Sud (Pérou, Equateur, Colombie et Brésil). Dans les régions rurales, les sans-papiers (en majorité masculins) viennent de l’ex-Yougoslavie, de la région de la Turquie/Kurdistan, et des anciens pays de l’Est. Comme l’explique Myriam Schwab, assistante sociale à la «Frat» – le Service social pour les immigrés du Centre social protestant – c’est souvent le réseau familial qui les aide à s’installer en Suisse. Comme les sans-papiers ne peuvent pas signer de bail, ils sont forcés de sous-louer un appartement. Avocat à l’Asloca (Association suisse des locataires) de Genève, François Zutter en reçoit régulièrement qui essaient de protester contre les loyers abusifs: «Mais comme ils sont à la merci d’une dénonciation par le locataire, en général, ils choisissent de ne rien faire.»
03 Dans quels secteurs travaillent-ils?
Sur les chantiers, dans la restauration, dans l’agriculture et, surtout, dans les ménages. Dans son rapport 1, Marcello Valli souligne l’émergence d’un nouveau phénomène depuis la seconde moitié des années 90, à savoir l’arrivée de jeunes femmes d’Amérique du Sud actives dans la garde d’enfants et les travaux ménagers. Elle s’explique par l’augmentation des familles monoparentales (divorces) et l’évolution du travail des femmes. «Les Latino-Américaines font le ménage, les commissions et gardent les enfants pour 1200 à 1500 francs par mois, en travaillant 150 à 200 heures. Faute de moyens, de nombreuses familles de la classe moyenne ne peuvent pas faire appel à des jeunes filles au pair; il y a un réel besoin», souligne François Cheraz, coordinateur au Point d’eau – un centre pour les personnes démunies – à Lausanne. Il affirme encore que «peu de restaurants ou d’hôtels n’ont jamais fait appel à des sans-papiers: c’est de la main-d’œuvre à bon marché, sur appel».
04 Sont-ils exploités?
Dans son étude, l’institut de recherche gfs.berne établit un tableau des salaires mensuels moyens selon les six régions étudiées: de 2000 à 2200 francs dans le canton de Zurich, de 1500 à 2000 à Lausanne, de 1000 à 2000 francs à Genève, de 1000 à 2000 francs au Tessin et 1500 francs à Bâle-Ville. Un revenu qui pousse près de la moitié de ces personnes à exercer plusieurs emplois. Dans sa recherche2 publiée par le CETIM (Centre Europe-Tiers monde), Philippe Sauvin parle d’exploitation: «Des secteurs entiers de l’économie ne peuvent survivre que grâce à des sans-papiers rémunérés souvent au lance-pierre ou, en tout cas, en dessous du minimum vital. Les autorités politiques ont là une très grande responsabilité qu’elles ne veulent pas assumer.» Né au Burkina, Soungalo* a travaillé dans les déménagements de 2003 à 2007. Il lui est arrivé de travailler de 7 heures à 23 heures pour 50 francs. «Quand tu n’as pas le choix, tu fais quoi? Les patrons qui ne t’exploitent pas, il faut les trouver! J’ai même été employé par des gens qui ne m’ont jamais payé. Ils me disaient: «Si tu m’emmerdes, j’appelle la police.» Un Blanc contre un Noir. Qui va-t-on croire?»
05 Que fait la police?
De l’avis général, et comme le confirme Olivier Guéniat, chef de la police judiciaire du canton de Neuchâtel, «les sans-papiers ne font pas l’objet d’une chasse ou d’une recherche particulière». Mais ils peuvent tomber dans des contrôles de routine. François Cheraz explique: «Il y a des bâtiments entiers occupés par des sans-papiers, des discothèques et lieux culturels où ils se retrouvent. Ce serait facile de faire des rafles. Mais il y a tout un pan de l’économie qui en profite.» Le travailleur social constate pourtant que beaucoup de clandestins somatisent. Contraints de toujours vivre dans le stress, les sans-papiers présentent souvent des troubles psychosomatiques (problèmes gastriques, dermatologiques) ou psychologiques. Pour l’anecdote, Monica* et Miguel* (lire les témoignages en page 50) ont participé à un atelier d’intégration d’une grande ville romande. Au programme: cours sur l’histoire, la politique, le système scolaire suisse, visite d’un musée, de la bibliothèque et de la... police: «Nous étions une douzaine d’Equatoriens, tous en situation illégale. Le policier qui nous a fait voir les locaux était très aimable...»
06 Que deviennent les enfants des sans-papiers?
Si tous les enfants de sans-papiers ont le droit de fréquenter l’école obligatoire, la situation se gâte lorsqu’il s’agit d’entreprendre une formation. Il leur est interdit de signer un contrat d’apprentissage. Si, dans le canton de Bâle, ils ont accès aux écoles de commerce et au gymnase, à Zurich, l’accès au postobligatoire leur est refusé. A Lausanne, certains élèves en situation irrégulière ont été admis dans des écoles du secondaire supérieur, dont les gymnases.
A Genève, ils ont accès au gymnase, à l’école de commerce et aux écoles à plein temps de formation professionnelle. Professeur de sociologie à la HES-SO (Haute Ecole spécialisée de Suisse occidentale), Claudio Bolzman se demande quelle situation est en train d’engendrer la société suisse: «Nous risquons d’avoir une deuxième génération formée et socialisée, mais sans droit au travail. Ces adolescents peuvent être de véritables bombes à retardement. Ils ne vont pas tolérer ce que leur parents ont accepté. Ils ne peuvent rien faire de leur formation. Cela crée une couche de jeunes poussés dans la rue, alors qu’ils font tout pour s’intégrer.»
07 Quelles sont les conséquences de la nouvelle loi sur les étrangers?
«Beaucoup de patrons ont licencié leurs travailleurs au noir à cause de son introduction. Ils craignent de payer une amende salée et les frais d’expulsion, s’ils se font attraper», explique Myriam Schwab, qui souligne qu’elle a fait passer les sans-papiers du travail au gris – les cotisations sociales sont déduites de leur salaire – au travail au noir. En effet, la collaboration entre les assurances sociales et les différents services de la population est encouragée par les nouvelles dispositions. Chef du Service cantonal de la population (VD), Henri Rothen explique, que si les échanges d’informations entre services ne se font pas encore dans le canton de Vaud, ce sont pour des raisons de temps, de connexions informatiques et de réticence humaine. Lui voit d’un bon œil cette future collaboration: «Le travail illicite est un inconvénient pour l’économie suisse. Il empêche la réinsertion des chômeurs. De plus, certaines entreprises ne tiennent le coup que grâce à cette main-d’œuvre à bon marché, C’est une distorsion de la concurrence.»
Le haut niveau de consommation, la perspective d’un avenir meilleur, le marché du travail, voilà ce qui attire les sans-papiers qui fuient un fort taux de chômage, la pauvreté, des mauvaises conditions de vie. La Suisse leur permet de gagner un salaire inespéré dans leur propre pays; ils peuvent ainsi apporter une aide financière aux membres de leur famille qu’ils ont laissés derrière eux. «Dans pas mal de nations, c’est d’ailleurs une des ressources principales. En Equateur, l’argent envoyé par les migrants est la deuxième source de revenu après le pétrole », souligne François Cheraz. Certains travaillent un maximum pour mettre de l’argent de côté, rentrer chez eux, lancer leur petite affaire, comme cette Equatorienne qui a prévu de rester à Lausanne jusqu’à la fin de l’année, même si ses conditions de vie sont dures. Son but: développer l’entreprise de transport qu’elle a mise sur pied avec sa mère et sa sœur. En décembre, elle repartira avec l’argent pour un deuxième camion gagné en nettoyant des appartements suisses...
par Marcello Valli. Rapport rédigé à la demande
de la Municipalité de Lausanne.
2 Travail forcé façon helvétique? par Philippe Sauvin,
publié par le CETIM.
*Prénoms modifiés.
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