La vie de la grande star du football camerounais n'a rien d'un long fleuve tranquille. Pauvreté, racisme, isolement, il n'a rien oublié de ses débuts en Espagne. Et l'Afrique reste chevillée au cœur de celui qui déclare : "Je vis en Europe, mais je dors en Afrique". Un article et des propos recueillis par Donald McRae pour Mail&Guardian.
"C'est incroyable", déclare Samuel Eto'o en tapant sur la table avec un sourire éblouissant qui éclaire son visage habituellement sérieux. "J'ai toujours rêvé de jouer la Coupe du Monde en Afrique. J'ai toujours dit que j'étais africain avant d'être camerounais. J'ai beau vivre en Europe, je dors en Afrique." Dans un français passionné, Eto explique de façon aussi poétique qu'ardente comment son extraordinaire parcours se fond avec l'histoire de la première Coupe du Monde à se tenir en Afrique. Après avoir fait ses débuts internationaux la veille de son quinzième anniversaire, Samuel Eto'o fils quitte le Cameroun pour l'Espagne en 1996. Parti de Douala [capitale du Cameroun], il arrive à l'aéroport de Barajas à Madrid, grelottant dans son short, seul et effrayé. "Ça semble incroyable aujourd'hui, s'exclame-t-il encore, mais ma vie entière est ainsi." Après une période d'essai, il obtient un contrat avec le Real Madrid qui lui vaut de faire la navette d'un club espagnol à l'autre. Eto'o est ainsi prêté à Leganes, Espanyol et Majorque avant d'être acheté par ce dernier club en 2000. Quatre saisons plus tard, après avoir obtenu le premier de ses trois Ballons d'Or africains, il passe à Barcelone.
Bien qu'il ait terriblement souffert du racisme, Eto'o permet au FC Barcelone de remporter trois titres de champion d'Espagne et deux finales de la Ligue des Champions. Et devient l'un des meilleurs joueurs au monde. Il y a quelques semaines, après avoir été transféré à l'Inter de Milan pour 46 millions d'euros, Eto'o célèbre sa première saison en série A en gagnant le triplé - dont un autre titre de la ligue des Champions. Son rythme de travail et sa discipline s'avèrent cruciaux pour la tactique de son entraîneur, José Mourinho. "C'est pour ça que je suis si fier d'être Africain pendant cette Coupe du Monde, confie-t-il. Comme la plupart des Africains, j'ai dû travailler bien plus dur et montrer bien plus de conviction que les autres. La plupart des gens ne voient l'Afrique qu'en termes de pauvreté et de guerre, de famine et de maladie. Mais ce mondial nous donne la possibilité de montrer quelque chose de différent. Je pense que le monde entier va âtre vraiment surpris par l'Afrique." Nous sommes à l'hôtel de l'équipe du Cameroun. Eto'o tapote un panneau de bois. "Je fais ça pour la chance, mais l'Afrique est prête à montrer toute la joie qu'elle peut apporter à ce tournoi."
Une heure plus tôt, il n'avait pas l'air très joyeux. Arrivé à une conférence de presse, il avait traversé la salle surchauffée avec un dédain tranquille et il ne lui avait pas fallu une minute pour se mettre en colère. Les yeux étincelants, il avait réagi aux propos récents de Roger Milla selon lesquels Eto'o "avait apporté beaucoup à Barcelone et à l'Inter, mais jamais rien à l'équipe du Cameroun." Milla est la star de l'équipe camerounaise qui est à ce jour la seule équipe africaine à avoir atteint les quarts de finale en Coupe du Monde - elle s'était incliné lors des prolongations face à l'Angleterre en Italie en 1990. Milla était le héros d'Eto'o quand celui-ci était petit. Mais il avait suffit qu'Eto'o entende son nom pour qu'il se mette à taper sur la table à coups répétés à en faire tomber la rangée de magnétophones placés en face de lui. "Les gens devraient me respecter et la fermer parce que jouer les quarts de finale, ce n'est pas la même chose que remporter la Coupe du Monde. Ma carrière ne s'arrête pas aux quarts de finale. J'ai gagné les Jeux olympiques [en 2000], j'ai remporté deux Coupes d'Afrique des Nations [en 2000 et 2002]. Combien de ligue des champions ai-je remporté ? Je n'ai pas à répondre quoi que ce soit."
On lui avait posé une autre question et son poing s'était à nouveau abattu. "J'ai 29 ans et ça fait sept ans que je connais la gloire. Est-ce que Roger Milla est sélectionneur ? Il n'a qu'à la fermer. Les sentiments que j'avais pour mon idole font que je ne peux pas vraiment dire ce que je pense de lui. Mais j'ai compris certaines choses et il n'a pas fait l'histoire." Avec cette réplique cinglante, Eto'o s'est levé en envoyant un micro valser dans les airs et a quitté rapidement la salle. Moi qui comptais utiliser cette conférence de presse pour commencer en douceur notre entretien exclusif, c'était raté. Difficile d'oublier qu'il y a deux ans, il avait apparemment donné un coup de tête à un journaliste. Cette fois-ci, Eto'o finit par se calmer et revient dans le salon de l'hôtel. Il devient bien plus engageant - on est loin de la fureur qu'il avait montrée lors de la conférence de presse officielle. Pourquoi Milla l'a-t-il tellement énervé ? "C'est toujours la même chose. Les joueurs plus âgés nous balancent des piques. C'est dommage." Les critiques de Milla faisaient référence aux performances décevantes du Cameroun en Coupe d'Afrique des Nations au début de l'année.
Avec quel intérêt Eto'o suivait-il le Cameroun et Milla en 1990 ? Il rayonne à nouveau. "J'avais 9 ans et après chaque match, je courais dans les rues de Douala. Mais quand je regarde ce match, des années plus tard, comme il m'arrive de le faire encore, je me dis que le monde n'était pas prêt à ce qu'une équipe africaine parvienne en demi-finale." Eto'o éprouve un ressentiment plus personnel à propos de ses débuts en Coupe du Monde en France en 1998. A 17 ans, il était le plus jeune joueur du tournoi, et il n'a pas oublié. "Cela a été très traumatisant parce qu'il fallait qu'on batte le Chili pour aller au deuxième tour et on nous a refusé deux pénaltys." Il se penche en avant avec animation. "On nous demande tout le temps si une équipe africaine est capable de remporter la Coupe du Monde. Mais la vraie question c'est est-ce que le monde est prêt à ce qu'une équipe africaine devienne championne ?" Pense-t-il que certains officiels favorisent inconsciemment les puissances traditionnels d'Europe et d'Amérique du Sud au détriment des six équipes africaines ? "Je joue encore, répond-il en souriant. Je ne peux pas dire ce genre de chose. Nous avons fait beaucoup de chemin au cours des vingt dernières années et beaucoup de grands joueurs qui jouent en Europe sont africains."
En récompense pour leur qualification pour le Mondial, Eto'o a donné à chaque membre de l'équipe une montre d'un valeur de 29 000 euros. La distance entre ce genre de largesse et son arrivée modeste à Madrid, il y a 13 ans, est énorme. "Je ne l'oublie jamais. Avant de jouer la finale de la Ligue des Champions, j'ai repensé à ce jour-là. Cela m'a permis de me calmer les nerfs et m'a fait comprendre tout le chemin que j'avais parcouru. Je suis arrivé à Madrid par une journée d'hiver glaciale, en short et en T-shirt. J'étais avec un autre jeune Africain, un jeune du Nigeria [Antonio Olisse]. Il s'est cassé la jambe et n'a pas réussi dans le foot. Mais nous sommes restés en contact parce que je n'oublie pas. Cela a toujours été dur pour les joueurs africains en Europe - et c'est toujours dur aujourd'hui." Eto'o a connu le racisme pendant toute sa carrière en Espagne. "J'ai beaucoup souffert. Je vais être un peu grossier. Mais ceux qui viennent au stade pour me siffler, pousser des cris de singe et me lancer des peaux de banane n'ont pas eu la chance de voyager et de faire leur éducation comme moi. J'ai été si souvent confronté à ça que j'ai trouvé des moyens pour dénoncer le racisme. Quand on a joué le Real Zaragoza, ils poussaient des cris de singe et jetaient des cacahuètes sur le terrain. Alors quand j'ai marqué, j'ai dansé devant eux comme un singe. Et quand la même chose est arrivée contre le Real Madrid, j'ai marqué et j'ai brandi le poing comme le salut du Black Power."
Quand il avait rejoint Barcelone, Eto'o avait déclaré qu'il courait "comme un Noir pour vivre "comme un Blanc." Eto'o hoche la tête à ce souvenir. "Les gens n'ont pas vraiment compris le sens profond de mes paroles. Certains m'ont traité de raciste mais la réalité était là. Ce que je voulais dire, c'est qu'en tant qu'Africain, il fallait que j'en fasse plus que les autres pour être reconnu au même niveau."
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