Des minarets aux miradors: «L'initiative ne vise pas le minaret, mais la population musulmane»
Par Elsa Dorlin
Entretien avec Noémi Michel, doctorante en science politique, Université de Genève, Laboratoire de recherche sociale et politique appliquée (RESOP), groupe de recherche «Penser la différence postcoloniale et raciale» (POSTIT).
Elsa Dorlin. Comment comprendre qu'une telle question ait pu donner lieu à une consultation populaire?
Noémi Michel. Il faut tout d’abord se référer au régime de démocratie directe spécifique au système politique suisse. Les citoyen.ne.s suisses ont non seulement le droit de contester des lois votées par le parlement par le biais du référendum, mais aussi de proposer des textes de loi et des modifications constitutionnelles par le canal de l’initiative populaire. Toute initiative qui récolte 100.000 signatures favorables et qui n’est pas invalidée en raison de son caractère anticonstitutionnel ou parce qu’elle violerait les conventions européennes contraignantes est soumise au vote du peuple. La question des minarets a ainsi constitué l’objet d’une initiative populaire. Hier, la majorité du peuple suisse et des cantons s’est prononcée en faveur d’un texte qui vise à inscrire l’interdiction de construire des minarets en Suisse dans la Constitution.
Un deuxième élément de réponse est lié à l’usage de la démocratie directe propre à l’Union démocratique du Centre (UDC), un parti politique suisse que je qualifie de populiste et d’extrême droite, à l’origine de cette consultation. Ce parti lance régulièrement des initiatives populaires ou des référendums prônant l’idée d’une Suisse fermée et ethniquement homogène. Mais cette initiative s’explique surtout par la place de plus en plus importante qu’occupe la «question musulmane» dans le débat public suisse. A l’instar de la France et de nombreux autres pays européens, le Musulman est systématiquement représenté comme l’«Autre» qui pose problème en raison d’un mode de vie et de valeurs définis comme archaïques et peu conciliables avec la démocratie. Sachant qu’il n’y a actuellement que quatre minarets sur le territoire suisse, cette initiative doit être lue comme une métonymie. Elle ne vise pas l’élément architectural à proprement parler, mais bien la population musulmane de Suisse. Selon son argumentaire, le minaret symbolise la «volonté d’imposer un pouvoir politico-religieux» et menace les droits fondamentaux suisses. Le minaret a donc servi de prétexte pour mener une campagne autour de la menace d’une trop grande «islamisation» de la Suisse en s’attaquant à des problématiques plus larges liées aux Musulmans, alors que leur nombre est estimé à environ 400.000 personnes, soit autour de 5% de la population suisse.
Cette consultation a-t-elle eu lieu dans tous les cantons suisses?
Oui, car il s’agit d’une initiative populaire lancée au niveau fédéral qui requiert l’adhésion de la majorité du peuple et de la majorité des 26 cantons. Les cantons suisses bénéficient d’une grande autonomie et connaissent des régimes variés de séparation entre la religion et l’Etat. Jusqu’à présent, contrairement à la France qui connait un débat très centralisé, des problématiques telles que la question du port du voile par les fonctionnaires ou encore l’autorisation ou non de carrés musulmans au sein de cimetières publics, étaient débattues de manière diverse selon le canton ou la région linguistique. Au niveau national, la question des Musulmans tendait à être incluse dans la problématique plus large de l’immigration et de la gestion politique des étrangers en Suisse.Cela s’explique notamment par le fait qu’en Suisse, la nationalité s’acquiert par le droit du sang et que la procédure de naturalisation est l’une des plus fermées d’Europe occidentale (il faut avoir résidé 12 ans pour déposer une demande de naturalisation).
La campagne autour de cette initiative a ainsi marqué un tournant sémantique quant au débat public national autour de l’altérité, car elle a ciblé de manière explicite un groupe d’individus en raison de son appartenance culturelle et religieuse. Ce tournant explique peut-être le succès de cette initiative qui a remporté l’approbation d’une grande majorité des cantons. Seuls 4 cantons (Genève, Vaud, Neuchâtel, Bâle-ville) sur 26 l’ont rejetée. Il faut toutefois remarquer que les taux d’approbation ont beaucoup varié selon les cantons allant d’un taux dépassant légèrement les 51% à Zürich à un taux de plus de 70% dans le canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures.
Qui est le parti à l'origine de cette consultation sur les minarets? Quel est son "poids" politique en Suisse?
Cette initiative a été lancée conjointement par des membres de l’Union démocratique fédérale (UDF) et de l’Union démocratique du centre (UDC). L’UDF est un petit parti qui veut promouvoir les valeurs chrétiennes. Il n’a qu’un représentant au parlement national et quelques élus aux niveaux locaux. Le comité d’initiative était cependant principalement composé de membres de l’UDC. Depuis plus d’une décennie ce parti a gagné beaucoup de poids politique institutionnel. Avec plus d’un quart d’élus au sein de l’Assemblée fédérale (les deux chambres parlementaires), il s’agit du premier parti suisse au niveau du pouvoir législatif. Ce parti est aussi représenté au sein de l’exécutif (composé de 7 membres).
Mais il faut surtout relever que la campagne contre les minarets a permis à ces deux partis de gagner du poids au niveau du débat public. Le discours argumentatif de l’UDF contre les minarets a principalement ciblé l’élément religieux et avancé la thèse du clash des civilisations. En insistant sur la «menace d’islamisation» ainsi que sur la «persécution» des Chrétiens dans les pays musulmans, la thèse principale de ce petit parti, à savoir la vision d’une Suisse chrétienne, a gagné en visibilité. La campagne de l’UDC, quant à elle, s’est surtout caractérisée par un discours populiste jouant sur le ressort de la peur de l’«Autre» et prônant la fermeture de la Suisse. Ces dernières années, l’UDC s’est positionnée contre les naturalisations facilitées des étrangers de deuxième et troisième générations; contre les accords bilatéraux entre la Suisse et l’Union européenne; pour un durcissement de la loi sur l’asile et sur le droit des étrangers; pour une expulsion automatique des étrangers criminels; ou encore pour l’instauration de la naturalisation par le vote du peuple dans certaines communes. A chaque fois, ce parti fait campagne par le biais d’affiches et de discours qui stigmatisent divers groupes et individus. A cet égard, il mobilise souvent des représentations très agressives de l’Islam ou des Musulmans.
Aussi, en recourant à un discours et à des images simplistes, qui réaffirment la vision d’une Suisse chrétienne et ethniquement homogène menacée par tout élément «différent», l’UDF et l’UDC ont pu fixer et polariser une grande partie de la forme et du fond du débat public autour de l’immigration, de l’intégration, mais aussi de la conception de l’identité nationale suisse.
On se rappelle la campagne sur les "moutons noirs", pouvez-vous revenir sur cette polémique?
Cette campagne d’affichage menée par l’UDC a démarré en 2007 en vue des élections parlementaires, mais aussi pour soutenir une initiative populaire visant à expulser les «étrangers criminels». Sur l’affiche, des moutons blancs broutent dans un pré aux couleurs du drapeau suisse et éjectent un mouton noir de leur champ. Il est difficile de ne pas y voir un amalgame entre l’étranger et le criminel, mais aussi entre le criminel et le phénotype «de couleur». Peu après son lancement, de nombreuses voix se sont élevées contre cette affiche en dénonçant son caractère explicitement raciste. Plusieurs associations ont déposé une plainte pénale, mais le Tribunal fédéral pénal n’a pas fait suite.
En 2004 déjà, l’UDC faisait campagne contre la naturalisation facilitée pour les deuxième et troisième générations d’immigrants par le biais d’une affiche qui montrait des mains «colorées» voulant attraper des passeports suisses. D’autres affiches ont marqué l’actualité depuis l’affaire des «moutons noirs». Dans le cadre de sa campagne contre les accords bilatéraux entre la Suisse et l’Union européenne, l’UDC a publié une affiche représentant des grands corbeaux (symboles des Roumains et des Bulgares) qui veulent grignoter la Suisse. Une section cantonale de l’UDC a produit des affiches électorales sur lesquelles on peut voir des Musulmans penchés pour prier au dessous du slogan «Utilisez vos têtes, votez UDC». Aujourd’hui, la fameuse affiche anti-minarets représente une femme en burqa tout en noir et des minarets-missiles trouant le territoire helvétique. Le message de ces différentes affiches est très simple: une altérité (raciale, religieuse, ethnique, fondamentaliste) menace le territoire et la nation suisses; il faut donc légiférer pour la retenir à l’extérieur ou l’évacuer de l’intérieur.
Comment interprétez-vous la fabrique d'une telle iconographie raciste, populiste et simpliste? Est-elle propre au système démocratique suisse?
Ce type d’affiche ponctue depuis longtemps les campagnes politiques en Suisse. La spécificité du processus de décision politique –qui associe la démocratie directe et la recherche du consensus– pousse certains acteurs politiques à polariser le débat. Elle constitue sans doute un des facteurs explicatifs de cette fabrique iconographique. Cependant, l’augmentation de cette iconographie doit aussi être liée à la faiblesse du dispositif légal de lutte contre le racisme. Depuis plus d’une décennie, la Suisse s’est dotée d’un article pénal contre la discrimination raciale, mais les procédures de plainte sont longues et onéreuses, et n’aboutissent que rarement.
De plus, la question raciale ne fait que très peu l’objet d’une réflexion collective. Il est intéressant de noter que les partis et associations qui ont mené campagne contre l’initiative anti-minaret n’ont que rarement condamné cette initiative pour son caractère «raciste». Ils ont plutôt mobilisé les termes de «xénophobie», d’«islamophobie» ou d’initiative «haineuse». C’est d’ailleurs cette même logique qui a poussé certaines villes et cantons à interdire l’affiche anti-minaret de l’UDC. En Suisse, le cadre de compréhension du rapport à l’«Autre» est dominé par la dichotomie Suisse/étranger, ce qui laisse peu de place aux revendications et réflexions qui s’appuieraient sur l’existence de discriminations raciales.
Néanmoins, l’absence de la «race» au sein du langage public ne veut aucunement dire qu’elle ne constitue pas un marqueur social et politique. Même si la Suisse n’a pas possédé de colonies et n’a pas participé en tant qu’Etat à l’entreprise esclavagiste, un certain nombre de citoyen.ne.s et d’entreprises helvétiques ont pris une part active au colonialisme. La circulation de la pensée raciste et coloniale qui a accompagné la consolidation des Etats-nations européens n’a pas été arrêtée par les frontières suisses. A titre illustratif, l’on peut évoquer la présence d’un «village nègre» lors de l’exposition nationale de 1896 ou encore la renommée scientifique de la pensée eugéniste suisse au début du 20e siècle –celle-ci consacrait notamment la supériorité et la pureté raciale de l’«Homo Helveticus Alpinus».
L’iconographie contemporaine des affiches de l’UDC mobilise ainsi des référents raciaux ou ethniques ancrés dans l’imaginaire et dans l’histoire helvétiques. Cependant, elle tend à échapper au qualificatif de «raciste» dans le débat public dominant, même parmi ceux qui la combattent. Ceci est dû au fait que le racisme se conçoit avant tout comme un acte ponctuel causé par des groupes ou des personnes motivées par l’intention de discriminer racialement. La mise en circulation d’images et de discours qui reproduisent –plus implicitement– des catégories raciales historiques n’entre pas dans ce schéma de compréhension du racisme. Ceci donne lieu à un paradoxe. Tandis qu’on peut interdire les symboles des «Autres», à l’instar de l’élément architectural que constitue le minaret, parce qu’ils sont dotés du pouvoir d’agir contre la cohésion nationale suisse, les images de l’UDC, au nom de la liberté d’expression, peuvent circuler et proliférer sans problème.
Sur l'affiche, les minarets semblent "pousser" sur le drapeau suisse, au milieu de la représentation d'une femme portant un voile, qualifié en France, d'intégral: la "burqa" est-elle, comme en France, au cœur du débat suisse?
Il faut tout d’abord remarquer qu’en Suisse, la population musulmane constitue une immigration assez récente provenant principalement des Balkans ainsi que de la Turquie. La question du voile est peu prégnante parmi cette population, et la question de la burqa quasi-inexistante. Il semble qu’en lançant son affiche à la fin de l’été passé, l’UDC –habituellement peu encline à défendre le droit des femmes– a importé une question qui marquait les débats d’autres pays européens. Cela lui a permis d’alimenter son stock de signes et de symboles menaçants. En effet, sur cette affiche, la burqa constitue un symbole simple et fort. Elle résume à elle seule la menace que l’Islam fait prétendument peser sur l’égalité des sexes, cette égalité étant présentée, dans l’argumentaire anti-minaret, comme l’un des fondements de la démocratie suisse. La burqa condense ainsi l’ensemble des problématiques de rapport de sexe et de genre rattachées à l’Islam. Elle devient le signifiant du «mariage forcé», de l’«excision», du «traditionalisme» en matière de mœurs sexuelles, de la soumission des femmes musulmanes ou encore de la violence des hommes musulmans.
Je pense que ce discours qui essentialise les normes de genre et de sexe des Musulmans remplit deux fonctions interconnectées, que l’on peut retrouver dans d’autres cas nationaux. D’une part, il érige en contrepoint la communauté des Suisses (chrétienne et majoritairement blanche) comme la communauté de référence, naturellement dotée de valeurs démocratiques modernes. D’autre part, de par sa focalisation sur les normes de l’«Autre», il tend à empêcher la mise en débat des normes régissant la société suisse dans son ensemble. Or, il suffit de se référer au fait que le droit de vote n’a été accordé qu’en 1971 aux femmes suisses ou encore que l’assurance maternité obligatoire n’est en vigueur que depuis 2005, pour émettre des doutes quant à l’exemplarité suisse en matière d’égalité hommes-femmes.
57,5 % de la population (avec un taux de participation de 53,4%) et 22 cantons sur 26 se sont déclarés en faveur de l’interdiction des minarets. Or, cette décision sera certainement cassée au niveau du Conseil de l'Europe: dans ces conditions, quelle est, selon vous, la fonction politique, de telles consultations?
D’autres initiatives populaires violant les conventions internationales et européennes ont déjà passé la rampe des votations et ont été mises en vigueur dans la loi suisse. L’UDC milite d’ailleurs pour une plus grande autonomie de la législation. Elle a proposé dernièrement, au nom de la liberté d’expression et de la démocratie directe, de supprimer la norme pénale contre les discriminations raciales qui s’inspire d’une convention européenne.
Il est très rare qu’une initiative populaire remporte l’adhésion du peuple et des cantons. En plus de 100 ans de démocratie directe, cette initiative est la 17e à être acceptée. Dans le système de démocratie consensuelle suisse, les initiatives remplissent avant tout une fonction électorale et permettent aux partis qui les lancent d’inscrire certaines thématiques sur l’agenda politique.
L’acceptation de cette initiative renforce encore plus cette fonction. L’UDF sort victorieuse d’une campagne qui lui a permis de gagner énormément de visibilité et l’UDC confirme son insistance en matière de polarisation du débat sur l’altérité en Suisse. Ce taux d’approbation très élevé va pousser d’autres partis à se rapprocher des positions de l’UDC. Cela ne m’étonnerait pas de voir apparaître bientôt d’autres initiatives populaires, mais aussi des propositions législatives au niveau des parlements locaux et cantonaux, qui ciblent et stigmatisent la population musulmane. Un élu démocrate-chrétien a par exemple déclaré hier même qu’il comptait relancer son projet d’interdiction du port de la burqa. Ces résultats ont de même créé une fenêtre d’opportunité pour réaffirmer et encourager la définition publique d’une nation suisse conçue comme une communauté chrétienne. Par exemple, un petit parti évangélique vient de lancer une initiative qui vise à inscrire la culture judéo-chrétienne comme la culture «de référence» de la Suisse.
Selon moi, ces résultats doivent être lus comme une proposition de définition de l’identité nationale en tant qu’une communauté de Suisses «de souche», étanche à toute forme de différence. L’adhésion à cette définition dépasse le cadre des électeurs d’extrême droite. Le débat qui a directement suivi les résultats des votations est assez révélateur à ce sujet. Hier, les médias se préoccupaient plus des conséquences juridiques et diplomatiques de l’approbation de cette initiative que des retombées que celle-ci pouvaient avoir sur les Musulmans et sur leur place dans la société suisse. Ce matin, la Radio Suisse Romande n’a invité aucun Musulman dans son émission matinale pour s’exprimer à ce sujet. La première victime légitime de cette votation serait donc «l’image» de la Suisse et non le groupe d’individus ciblés et stigmatisés par elle. Cela montre qu’actuellement, les questions soulevées par une conception fixe et fermée de l’identité nationale (par exemple la «question musulmane» ou la «question raciale») n’ont pas à être débattues collectivement avec les groupes et individus porteurs de différence dans ce pays.